La Grande Bellezza : derrière lui, le vide
Durée : 142 min. Sortie en France : 22 mai 2013
Il y avait de quoi se mettre le doigt dans l’œil avec Il Divo, qui ne parlait que de pouvoir et de mots, mais pourtant c’est assez clair : Paolo Sorrentino est un cinéaste apolitique. Ses films ne sont ni de droite ni de gauche ni même d’ailleurs, ne traitant ni les miséreux comme des miséreux ni les bourgeois comme des bourgeois. La cohérence du style de l’Italien, qui pourrait ressembler à de la redite tant les mêmes plans et les mêmes méthodes reviennent comme des refrains à chaque film, est parfaitement en accord avec cette constatation : Sorrentino filme tous les humains pareil parce que tous les humains sont pareils. Même sentiment inévitable d’être passés à côté de leur vie. Mêmes hypocrisies, même médiocrité. Même façon de s’en foutre, de se résigner parce que c’est trop tard, d’accepter sa part de vide et sa part de grotesque.
Les détracteurs de Sorrentino l’accusent fréquemment d’être à la fois clinquant et vulgaire. Or ce n’est pas à lui, mais bel et bien à l’Italie qu’il filme, qu’il convient d’accoler ces deux qualificatifs. La grande bellezza s’ouvre par exemple sur une très longue séquence de soirée privée dans laquelle des gens ondulent leurs corps avec plus ou moins de fluidité, mais avec une absence de classe totalement homogène. Au milieu de ce marasme de corps transpirants, femmes-objets ou cadres sup en rut, un homme finit par sortir du rang, comme soudainement saisi par une prise de conscience fulgurante. En fait, Jep Gambardella voulait juste s’allumer une clope. Tout le film est comme ça : au nom de la même paresse existentielle que celle qui pousse trop d’entre nous à poursuivre une vie non satisfaisante au lieu de tout envoyer valser, notre héros se remet en question, mais pas trop.
Arrivé aux trois quarts de sa vie, Gambardella effectue une brève pause afin de regarder par-dessus son épaule pour contempler le vide sidéral laissé derrière lui, vide dont il a toujours eu conscience mais qu’il n’avait jamais observé de si près. Un roman publié – et célébré – dans ses jeunes années, puis plus rien. Ni mariage ni enfants. Juste une vie de mondanités et de stupre, menée en assumant. Pourquoi ne pas avoir poursuivi l’écriture ? Pourquoi ne pas avoir fondé une famille ? Un amour de jeunesse contrarié aurait-il tout bouleversé ? Et s’il n’était pas trop tard pour songer à tout recommencer ? L’immense idée du scénario coécrit par Sorrentino, c’est qu’il n’offre à ces questions que des réponses en demi-teinte et/ou qui ne convainquent même pas le héros lui-même. « Si Flaubert n’est pas parvenu à écrire un roman sur le néant, comment y parviendrais-je ? », se demande Jep Gambardella un soir de lucidité. Sans toucher à la perfection, Paolo Sorrentino n’est franchement pas loin du but : non seulement l’existence du personnage principal est d’une épaisseur qui frise le néant, mais celui-ci n’a aucun moyen de justifier cet état de fait ni aucune énergie pour relancer la machine. Vide passé, vide présent, et vide futur à prévoir : le bilan de cette non-vie est purement vertigineux.
Si Sorrentino tire de cette réflexion un film de près de deux heures trente, c’est parce que, comme son héros, il est fasciné par les rencontres et les histoires. D’une honnêteté intellectuelle absolue, il règle ces rencontres en mode aléatoire, tant au niveau de leur durée que de leur intensité, parce c’est comme ça qu’est la vie. Ami d’enfance, flirt platonique, ersatz de mère Teresa : des êtres humains passionnants tournent autour de Jep Gambardella, mais tourneront-ils encore longtemps ? C’est cette incertitude, parfaitement intégrée par le héros, qui tue dans l’œuf toute envie de nouveau départ. Il faudrait pouvoir compter sur des gens dignes de confiance, des personnes qui ne s’envoleront pas en fumée le lendemain ou l’année suivante. Or Gambardella a 65 ans et c’est trop tard. La même problématique animait déjà Cheyenne, le héros pas si ridicule de This must be the place, chanteur dépassé et isolé ne croyant plus guère à la magie du lien social.
Le personnage aurait pu être un sale con, mais Sorrentino et son fidèle Toni Servillo ont su lui insuffler une touchante bonhommie intérieure qui combine parfaitement avec l’arrogance dont il peut parfois faire preuve. Un terrible exemple : lors d’une soirée entre « amis », une conversation qui s’envenime pousse Jep à lister, sous l’impulsion de sa contradictrice, la liste des mensonges et des faiblesses qui jalonnent la vie de cette dernière. Notre homme s’exécute froidement, comme aurait pu le faire le Giulio Andreotti d’Il Divo. La femme se décompose, encaisse les coups jusqu’à ne plus pouvoir, et pourtant cette attaque frontale ne donne à aucun moment l’envie de le considérer comme un salaud. C’est que, sous ses airs de bellâtre toujours sûr de lui, Gambardella est remarquable par son sens de l’observation et par son intelligence humaine. Son regard critique mais sans mépris se trouve parfaitement en phase avec celui de Paolo Sorrentino.
Vers la fin, une superposition de motifs (dont certains d’ordre religieux, assez troublants d’ailleurs) tend à rendre le propos légèrement confus, comme si le cinéaste et le personnage finissaient par prendre légèrement peur que cette peinture du vide ne flirte elle-même avec la vacuité la plus totale. La fin, qui résonne comme un modeste espoir, évite habilement la candeur et le cynisme en laissant entendre que l’existence du héros, dont les jeunes années sont désormais bien loin, est peut-être loin d’être terminée. Guère dupe, Sorrentino nous laisse libres d’y croire ou non, mais laisse la porte entrouverte avec une finesse que ne saurait dissimuler son style parfois tapageur.