LES APACHES : l’Autre de quelqu’un
Durée : 82 min. Sortie en France : 14 août 2013.
Sauf mémoire défaillante, la Corse d’aujourd’hui n’a été que trop peu souvent le théâtre de films utilisant ses spécificités géographiques et sociologiques à des fins fictionnelles. Dans les années 2000, seul Le Silence d’Orso Miret semble s’être risqué à aborder l’Île de Beauté sous l’angle de la loi du silence, de la hiérarchisation des rapports sociaux. Mais son allure de western taiseux, presque théorique, ainsi que l’interprétation trop rentrée de Mathieu Demy, ne permettait pas d’aborder le problème sous un jour vraiment réaliste. Écrit et réalisé par Thierry de Peretti, Corse d’origine, Les Apaches va plus loin dans sa démarche de dissection des mécanismes qui régissent ce lieu gorgé de soleil et de règles implicites.
S’inspirant d’un fait divers survenu il y a quelques années, le film démarre comme une version réussie de The Bling Ring : après une soirée festive, cinq jeunes gens décident d’entrer par effraction dans la luxueuse demeure habituellement occupée par une famille du continent, que le père de l’un d’entre eux est chargé d’entretenir en son absence. Profiter de la piscine, de la sono, d’un bar outrageusement rempli, c’est se sentir temporairement en état de supériorité totale, une impression d’euphorie que nos héros ne retrouvent jamais dans la vraie vie, eux qui sont acculés par leur statut de fille, de gros, d’arabe, de petit ouvrier au bas de l’échelle ou même de corse. Chacun est l’Autre de quelqu’un, son inférieur officiel, son bouc émissaire officiel, la victime d’oppression cumulables qui le transforment en vaste puits de frustration. C’est sans doute la partie la plus réussie du film : contrairement aux personnages de Sofia Coppola, qui hurlaient de façon hystérique à la vue de chaque paire de Louboutin sans se donner la peine de regarder plus loin, la petite bande de Peretti sait que cette incartade est pleine de sens et pas sans conséquence. Et c’est parce qu’ils se jaugent entre eux et que leur rage éclate au mauvais moment que ces jeunes finissent par aller à l’encontre de leurs propres principes, dépouillant les lieux de quelques objets de valeur alors qu’ils s’étaient promis de laisser l’endroit intact.
La suite ressemble à un polar social taillé avec finesse et toujours porté par un souci de réalisme. Protégée par un mafieux local dont on ne saura jamais vraiment s’il est en haut de l’échelle ou non, la propriétaire de la maison le contacte et obtient de lui qu’il récupère les objets manquants. La valeur matérielle des biens volés n’a que peu d’importance, pour les cambrioleurs d’un soir comme pour ceux qui les poursuivent : ici encore plus qu’ailleurs, tout est question de principe. Hors de question de faire marche arrière : faute avouée ne serait même pas à moitié pardonnée, et les histoires passées — avérées ou non — font craindre à ces petites têtes de finir dans le maquis, l’arme à gauche, châtiés parce qu’ils n’ont pas respecté l’ordre établi. Thierry de Peretti dissèque à merveille ce code de l’honneur que vient souvent parasiter la haine primaire de l’autre.
Alors, retranscrivant fidèlement l’affaire qui lui a donné l’idée du film, le metteur en scène souvent inspiré filme patiemment des jeunes acculés, écartelés entre l’impossibilité de faire marche arrière — pensent-ils — et le désir de tout effacer pour reprendre une vie normale. Foutre cinq vies en l’air pour un peu de hifi et quelques fusils relève de l’absurdité la plus totale, mais c’est le lot de ce genre de société où l’intimidation est un mot-clé, où chacun se fait aussi servile que possible afin de grimper plus rapidement les barreaux de l’échelle sociale en rêvant de ne plus avoir personne au-dessus de soi. La conclusion des Apaches est terrible, aussi glauque que désespérée, traduisant à merveille l’impression qu’en posant le pied dans cette somptueuse villa corse, nos héros pénétraient une impasse dont ils ne ressortiraient pas.