Jeff Mills, le dormeur s’est éveillé – Les limites de la techno
Un article en deux parties sur Jeff Mills et la techno, son évolution et l'influence de la science-fiction :
- Première partie : Jeff Mills, le dormeur s’est éveillé – Les limites de la techno
- Deuxième partie : Jeff Mills, le dormeur s’est éveillé – Science-fiction et métaphysique
Qui dit Jeff Mills dit techno, et qui dit techno dit Detroit. C’est un raccourci confortable ; Jeff Mills est de ceux qui ont inventé la techno, il fait de la « techno de Detroit », comme Robert Hood, Juan Atkins ou Carl Craig. Il était d’Underground Resistance, il est à la source du genre. Et Jeff Mills a 50 ans, il est un ancien combattant, un vétéran que l’on continue de voir et d’écouter comme on écoute son grand-père.
Pourtant, s’il y a un artiste à l’avant-garde de la techno, c’est bien lui. Il est ce perpétuel créateur, celui qui veut pousser son genre vers le futur. Ce concept l’obsède, et c’est ce qui le pousse à sortir de force la techno de sa chrysalide dorée des clubs et des DJ sets. Sa musique n’est pas une musique de club, c’est un art total et engagé, qui regroupe différentes disciplines, différents concepts. Jeff Mills et la techno, c’est la quête du nouveau de Baudelaire, du modernisme de Rimbaud et du monde des idées de Platon. Le discours est aussi prétentieux que les compositions et créations, mais quand on met ses dizaines de sorties annuelles en perspective, l’œuvre est d’une cohérence à faire peur. Si Jeff Mills est un des fondateurs de la techno, il en est aussi le sauveur.
De l’état de la techno en 2013
« On fait de la techno là-bas comme on fabrique des stylos ». Berlin, fabrique à techno. Mills y a habité, il en a fait le tour, et son constat est amer. La ville à la réputation de point d’ancrage et de guide en musique électronique est figée pour Jeff Mills.
Plus que Berlin, c’est la techno en général qui fait du sur-place pour Mills. La scène est dynamique, de nouveaux DJs et artistes fleurissent, avec de beaux projets, de bons albums, mais elle a ses limites. Et ce sont ces limites que Jeff Mills veut repousser sans arrêt. La techno, son esthétique et son format sont perçus comme une musique de club, qui vit pour et par le dancefloor. Sans cette culture qu’il a fallu tant de temps à créer et à imposer, la techno n’est pas considérée à sa juste valeur pour Jeff Mills. La techno, avec Ibiza, Berlin et le Berghain en perfusion, se doit de dépasser cette culture, et c’est le combat de Jeff Mills. La scène techno se porte tellement bien qu’elle va mal, qu’elle n’a pas de défis à relever. Elle est trop intégrée et respectée pour vraiment évoluer.
La preuve ? Il a dû mettre à la retraite The Wizard, son avatar DJ. The Wizard, c’était l’espace de liberté de Mills. C’était là où le passionné de musique (et non seulement de techno) s’exprimait. Jeff Mills était toujours à la recherche de la rareté, de la piste à partager et à mixer pour The Wizard. À cause du cloisonnement des genres, (Techno au Berghain, House au Panorama, par exemple), il n’existe presque plus de public pour The Wizard, ce magicien fou qui mélangeait rap old school aux folies house. On attend de Jeff Mills de la « techno de Detroit », alors il s’exécute. Mais toujours en y ajoutant une nouvelle touche.
Bien sûr, Jeff Mills n’est pas une exception, les artilleurs sont partout, et la techno est une pieuvre aux extrémités aussi créatives qu’intéressantes. Que ce soit vers des contrées industrielles, sèches, arides ou au contraire vaporeuses et nuageuses, la techno se réinvente sans cesse avec des Shed, Emptyset, Rrose ou des labels comme Raster Noton et Sandwell District. Mais il faut croire que ces aventuriers ne vont pas assez loin pour Jeff Mills, non pas dans l’approche du son, mais plutôt dans une vision globale de la techno. Ce qu’il vise, Jeff, ce sont les étoiles.
Alors dans un environnement comme celui-là, dans un environnement sans défis à sa taille, Jeff Mills doit franchir le pas et exploser les carcans de la techno. Ce que finalement, il fait depuis toujours.
D’un engagement à l’autre
Jeff Mills est un enfant de Detroit. Detroit, ville industrielle sur le lac St Clair, coincé entre le lac Erie et le lac Huron. Des usines fument autour de ces grands bassins et Detroit cache sa ruine par des volutes de modernité. C’est une des villes les plus pauvres du pays, une ville d’injustice, de chômage et de violence. Autrement dit, c’est un environnement propice à la création, une création en réaction aux conditions de vie. « The hardest sound out there ». On y prend la musique au sérieux, parce qu’il y a eu le Motown et le jazz, et que c’est un héritage et une culture. Dans la lignée, la techno est une musique sérieuse, noire, engagée et révolutionnaire.
Underground Resistance nait dans ce contexte. Jeff Mills et Mad Mike, des petits jeunots se parent de combinaisons et de masques. C’est leur techno qui prime, pas leur histoire. Mad Mike ne montre jamais son visage ; la musique avant tout. Cette musique, c’est un cri. Rêche, violente, engagée, c’est la résistance souterraine de Detroit qui prend forme, une résistance artistique.
« I’m nothing in comparison of the music », Mad Mike Banks
Derrière l’engagement social d’Underground Resistance, on trouve déjà un radicalisme artistique, certes discret. Construite dans l’environnement de Detroit, par deux ou trois gamins qui expérimentaient, la techno est le fruit de cette volonté de créer du nouveau. La musique de Jeff Mills est en fait un art à part entière, motivé et dicté par cette éthique, cette radicalité, cette absence de compromis, un peu à la manière de la scène DIY et Straight Edge. De la conscience sociale nait l’engagement artistique, qui deviendra un engagement pour l’art dans les décennies qui suivent. Derrière tout ça, on y revient, il y a cette idée de lui donner ses lettres de noblesse et l’amener toujours plus loin.
Après tout, Jeff Mills a contribué à l’invention et à la définition du genre, et ce genre est tout sauf figé, malgré les apparences. Quand on y pense, cela fait plus de 30 ans que Mills lance des rythmes et des nappes de son à 130 bpm. Et pourtant, en gardant cette même recette, il a réussi à faire avancer et à redéfinir la techno. Qu’est-ce qui a changé ? Ce sont les atmosphères, les concepts, tous ces atours et ces éléments autour de la musique.
Autrement dit, le squelette techno reste le même, c’est la chair qui prend forme autour qui évolue. L’origine des sons, les technologies utilisées, et surtout, les histoires que Mills veut raconter. À chaque sortie, à chaque set, Mills réussit à évoluer et à agripper un nouvel élément qui l’aidera à faire évoluer sa musique. Concrètement, c’est le son qui évolue vers une identité propre, une patine, une exception. Et au final, il est facile d’identifier, en quelques secondes, le « son Jeff Mills ». Les traditions et règles techno ne sont que le squelette, ce qui l’anime et lui donne une âme est bien différent.
– Une interview chez Fact
– L’excellente interview d’Hartzine
– Les livrets, textes et contenus des sorties Sleeper Wakes (sur Discogs, par exemple)
– Le frustre site d’Axis Records
– Ce documentaire de Current sur Underground Resistance
– L’Atelier du Son de Thomas Baumgartner avec Jeff Mills