Mon Ami Dahmer de Derf Backderf – C’est arrivé près de chez vous…
"Mon Ami Dahmer" de Derf Backderf (Ça & Là) - Préface de Stéphane Bourgoin
Jeffrey Dahmer est un cinglé psychopathe : 17 meurtres, dont 16 entre 1987 et 1991. Un beau spécimen de serial-killer à la sauce américaine, surnommé « Le cannibale de Milwaukee ». Condamné à près d’un millier d’années de prison, il est assassiné par un codétenu en 1994. Son cerveau fut conservé à des fins d’étude et son corps incinéré… Epilogue d’une vie que l’intéressé décrivait ainsi au moment de sa rencontre en 1993 avec l’écrivain spécialiste des tueurs en série Stéphane Bourgoin : « Je n’ai jamais pu trouver une quelconque signification à ma vie et la fin en est encore plus déprimante. Tout ça peut se résumer en quelques mots : malade, pathétique, misérable, un point c’est tout ».
Je viens de vous raconter la fin de l’histoire et ce n’est pas du tout un spoiler.
Mon Ami Dahmer de Derf Backderf est le prequel de la triste carrière de Jeffrey, le récit en bande dessinée de la naissance d’un monstre raconté par l’un de ses camarades de lycée. Un témoin privilégié s’il en est.
A Richfield, dans l’Ohio, les années 70 ne sont pas festives pour Dahmer : une famille qui vole en éclats (mère malade, père absent, tout ça tout ça…), une vie scolaire compliquée par son comportement que nous qualifierons pudiquement de différent, un ennui et une marginalisation amplifiés par l’abus d’alcool, une homosexualité refoulée, des pulsions déjà sordides qui le conduisent à tuer des animaux et parfois en conserver les cadavres dans des bocaux… Pour susciter l’intérêt de ses camarades de classe, Dahmer s’invente un personnage inquiétant de monstre épileptique, émettant des râles bestiaux qui amusaient beaucoup ses camarades – dont Derf Backderf – et qui conduisirent ceux-ci à monter un fan-club de celui qui n’est alors qu’un freek un peu flippant inoffensif. Apparemment…
Derf Backderf, d’un trait rond, précis et très vivant (proche d’un Robert Crumb), s’attache à reconstruire la descente aux enfers d’un souffre-douleur qui va finalement ne plus pouvoir faire taire sa violence. Il dessine avec un souci du détail, une très grande diversité dans ses cadrages, une parfaite gestion de la tension qui monte, et une fidélité certaine avec le vrai physique de Dahmer.
Un Dahmer qui souvent n’a pas de regard sous les traits de Backderf, les yeux effacés derrière son imposante paire de lunettes, comme si finalement il était impossible à son entourage de voir au fond de ses yeux l’immense détresse et la folie qui peu à peu l’envahissent. Choqué par le destin de ce type qu’il fréquentât, ce voisin de classe étrange, Derf Backderf semble également chercher dans la reconstitution de la vie de Dahmer les moments où il eut été possible de changer le cours de l’histoire. Mon Ami Dahmer est autant un récit qu’une mise en garde et un aveu de culpabilité : comment est-ce possible que nous n’ayons rien vu, rien fait, rien anticipé ? Que nous ayons tous – parents, professeurs, camarades – été à ce point indifférents ou aveugles ? Même le lecteur ressent une forme de malaise, en ce que cette histoire renvoie – toutes proportions gardées – à sa propre vie. Cherchez le dingue dans vos vieilles photos de collège ou de lycée…
Ces regrets traversent toute la BD, dont le contenu documentaire très complet (témoignages, transcription d’éléments d’enquête, contextualisation…) atteste du souci de Derf Backderf de ne rien laisser au hasard et de donner les éléments qui permettent de comprendre comment son « ami » a pu basculer dans l’indicible.
Sans cautionner ses actes, l’auteur réhabilite en quelque sorte le Dahmer du lycée, le copain d’avant. Plus largement, Mon Ami Dahmer porte une réflexion sur les apparences et la nature profonde des êtres qui nous entourent, sur ce que la vie en société comporte comme violence larvée, sur la mince frontière qui sépare la norme de l’anormal, sur ces brèches qui se créent en profondeur, invisibles jusqu’à leur explosion.
Même le monstre Jeffrey lui-même, dans ses déclarations, semble désemparé face à ce qu’il a commis. Stéphane Bourgoin en atteste lors de leur entrevue évoquée en préface : contrairement à tous les serial-killers qu’il a rencontrés, Dahmer semble éprouver de réels regrets…
Lors d’une rencontre d’anciens élèves, Derf Backderf évoquait avec ses amis tous les cas borderline du lycée, dans une ambiance « que sont-ils devenus ? ». Sur le ton de la plaisanterie, il supposa que Dahmer était devenu un serial-killer… Il s’en est probablement voulu d’avoir eu cette lucidité tardive, transformant ce sentiment de culpabilité en une BD remarquable.
De nombreux documents consacrés à Jeffrey Dahmer (procès, interviews, portraits…) sont accessibles sur YouTube.