2012 vu par Xavier Plumas : des chevaux pour l’amour
Introduction de Benjamin Fogel : Je ne parle jamais assez de Tue-Loup, pas tellement parce que j’ai peur de ne pas trouver les bons mots, mais plus parce qu’il s’agit d’un groupe que je n’ai aucune envie d’analyser. J’aime Tue-Loup simplement, comme quelque-chose de naturel et d’évident, ce qui s’est encore confirmé avec 9 leur magnifique dernier album. Xavier Plumas est sans doute le plus grand parolier de tous les groupes d’indie français et on est ravi de le voir évoquer ici les liens invisibles qui unissent les œuvres.
Une année assurément picturale, en ce qui me concerne. Des couleurs, du pigment, de la poussière de sable…des coups de pinceaux et de la lumière plein la gueule. Le responsable de tout ça s’appelle Philippe Berthommier. Il m’a été présenté par un ami commun, Jean-Phi, comme un type plutôt timide. Soit, si l’on entend par timidité un échange affable de quinze minutes durant lequel cet « homme réservé » a eu le temps de me balancer une bonne dizaine de références littéraires dont il savait qu’elles feraient mouche, pour finir par m’inviter à déjeuner et visiter son atelier. Mes interventions ont dû se résumer à enchanté, oui, bien sûr, moi aussi, … et oui, avec plaisir.
Il faudrait toujours découvrir un peintre dans son atelier. Pénétrer dans celui de Philippe Berthommier, c’est accepter d’être envahi de peinture. De se laisser immerger dans un océan de toiles, dessins, estampes et autres gravures dont il est impossible d’estimer la quantité vertigineuse. Et de vertige il serait vite question si l’on n’éprouvait en même temps un profond sentiment de sérénité. Simplement parce que l’on est guidé dans ce nouveau monde par le peintre lui-même. Qui pour le coup se fait moins bavard, mais distille les mots justes, au détour de telle ou telle toile, pour vous emmener sensiblement, sans forcer, toujours plus loin dans son univers.
Je ne vais pas vous décrire la peinture de Berthommier, ce serait trop compliqué ou trop simple. Mais je peux dire qu’elle est sensible, chaleureuse, nacrée, sensuelle et minérale. Elle ne vous tape pas dans l’œil. Elle procède de la séduction naturelle, qui n’a rien à prouver. Et puis elle est généreuse…et fraternelle. A l’image de l’homme qui la fait. Philippe travaille sur le lien. Il cherche l’indicible qui unit les êtres entre eux. Ce qui les fait se reconnaître, pas ce qui les divise. Ici la chair est spirituelle, et l’amour ancré dans la matérialité de la toile, des miettes de pierre et des ocres lumineux.
Je voudrais m’autoriser à parler du peintre à l’action. Non pas d’un point de vue technique, mais dans le transfert opéré entre l’idée, l’envie ou l’intuition qui naît et l’aboutissement concret sur la toile, car j’ai eu la chance d’en être témoin. J’ai offert à Philippe le « journal d’Aran » de Nicolas Bouvier. Un mois plus tard, il m’a présenté une série de six tableaux baptisés « les suites d’Aran ». Outre la rapidité hallucinante avec laquelle il avait réalisé ces toiles, j’ai été estomaqué par la pertinence et la justesse de celles-ci. Nicolas Bouvier raconte dans ce journal son séjour sur les îles d’Aran, battues par les vents au large des côtes irlandaises. Atteint d’une méchante grippe, il ne se soigne qu’en buvant du thé, pour ne pas « perdre de sa lucidité ». Tout ce qui transpire de ce livre, scandé par le style génial du suisse, se retrouve dans les toiles de Philippe. Le vent fou, la roche, la lumière argentée et le vert intense de l’herbe. Mais aussi les gens, rudes et chaleureux. La sensualité de certaines scènes dans l’auberge du soir ou la rencontre de nuit avec un immense cheval noir. Tout est là, retranscrit visuellement dans ces six tableaux abstraits, d’où n’émerge pourtant aucun paysage ni aucune perspective figurative. Berthommier a capturé avec ses pinceaux le regard et l’humeur de Bouvier, transi de fièvre au moment où il écrivait son livre.
Je trouve cela magnifique et essentiel.
Un livre qui devient peinture, pour tenter de redire encore, par tous les moyens, la musique ou la danse, chacun à sa façon, encore et toujours, la solitude et l’amour que partagent tous les hommes, en tout lieu et en tout instant.
Dans une pauvre bicoque fouettée par les vents au fin fond de la campagne hongroise, une jeune femme se lève pour rallumer le poêle. Elle aide son père, handicapé d’un bras à s’habiller, puis prépare le déjeuner : des patates à l’eau. Dans la pénombre de l’écurie se tient un vieux cheval. Point barre.
Dans « le cheval de Turin », durant plus de deux heures, le cinéaste Béla Tarr ne montre quasiment rien d’autre. Subjuguant de maîtrise, ce film d’une beauté graphique incroyable vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Un conte noir et dépouillé. Un chant d’amour désespéré, bouleversant. Toujours sur l’invitation de Philippe Berthommier, je me retrouve à visiter l’exposition « mer du nord » du peintre Christian Henry. Dans la première salle, je bloque sur une grande toile où l’on devine, au bord de l’eau, un cheval blanc sortant de la brume. Je m’approche du petit encart sur le mur pour connaître son titre. Il s’agit d’une dédicace : « à Béla Tarr ».
Philippe n’a pas vu « le cheval de Turin » et Christian Henry ne sait pas que j’ai écrit une chanson où « les chevaux se noient en silence ». Mais ce lien est là. Invisible en apparence, il devient tangible, salutaire et tellement précieux quand des hommes comme Berthommier se mettent en marche.