Carrières Modernes #5 : Jandek, la musique avant l’artiste
En matière de carrière musicale atypique, Jandek reste un cas extrême. Alors qu’avec Stevie Moore, Ariel Pink et Adrian Orange, la diffusion de la musique semble passer eu second plan, mais existe tout de même à sa manière, Jandek lui se bat strictement contre elle. Les disques de Jandek ont commencé à apparaître en 1978 au sein du label Corwood Industries, une entité mystérieuse dotée pour tout et pour tout d’une boite aux lettres (Corwood Industries / p.o. box 15375 / houston, tx 77220) à laquelle on peut envoyer ses commandes d’album. Pendant plus de 25 ans, le mystère Jandek a été complet. S’agissait-il d’un collectif complet dont la démarche relevait autant de l’art contemporain que de la musique ? Le concept prévalait-il sur les chansons ? Avait-on au contraire réellement affaire à un ermite musical dont le talent n’aurait eu d’égal que sa misanthropie ? Qui était l’homme qui apparaissait sur ces pochettes ? Pendant longtemps ces questions ont animé toute une base de fans et ont fait les beaux jours de certains forums. Les motifs de l’engouement se justifiaient par deux choses : tout d’abord la qualité des chansons de Jandek (du songwriting de haute volée aux influences blues et aux effets de production inexistant) et ensuite par sa productivité (plus de 70 albums sont sortis à ce jour). Que ce soit seul ou avec ce qu’on suppose être un groupe, en acoustique ou en électrique, sous des formats chansons classiques ou via des expérimentations atteignant leur apogée avec une série de trois albums contenant seulement des voix enregistrées, sa carrière et la construction de sa discographie auront emprunté des chemins imprévisibles.
Pourtant en 2004, alors qu’il n’était pas annoncé au niveau de la programmation, Jandek, 26 ans après la création de son premier album, a débarqué sur la scène du festival Instal04 de Glasgow accompagné de Richard Youngs et de Alex Neilson. Et l’homme qui apparut, et que l’on présente toujours comme un représentant de Corwood Industries, était bel et bien celui qu’on apercevait sur les pochettes. Ce premier concert sera suivi par quelques autres à intervalles espacés mais réguliers ; la majorité d’entre eux donnant lieux à des enregistrements.
Jandek ne se fait pas moins évanescent lorsqu’il s’agit des médias. Il ne donne pas d’interviews (si ce n’est deux interviews téléphoniques données à John Trubee pour Spin et à Irwin Chusid dans le cadre de son livre/compile Songs in the Key of Z: The Curious World of Outsider Music), il ne fait pas d’apparitions publiques, il ne s’exprime pas. Il n’a pas de Bandcamp et le site de Corwood Industries est un modèle de minimalisme où les liens ne sont mêmes pas cliquables.
On pourrait voir derrière ces comportements une manœuvre d’artiste, voire un concept artistique, destinée à démontrer la supériorité de l’œuvre sur le créateur. Mais la vérité est tout autre : Jandek ne s’intéresse qu’au fait d’écrire des chansons. Tout ce qui tourne autour l’emmerde. Au niveau de la production, il ne prête tellement pas attention à celle-ci, il se contente tellement des moyens du bord que sur des chansons comme Cotton belt, lorsqu’il y a une sonnerie de téléphone qui retentit, elle ne semble pas avoir été destiné à être enregistrée sur cette prise unique, c’est plus comme si elle s’était retrouvée par hasard sur l’enregistrement et qu’il avait eu la flemme de tout recommencer depuis le début. Enfin on parle de flemme, mais ce n’est pas vraiment de ça qu’il s’agit, car il reste un musicien exigeant avec lui-même. C’est juste qu’il ne met pas le curseur à ce niveau-là. Pour le reste, c’est la même chose : si ses apparitions/interview sont sporadiques, c’est juste qu’il ne s’intéresse pas au décorum.
Pourquoi cela nous étonne tant ? Pourquoi même trouvons nous cela atypique ? Tellement d’artistes ont déjà perdu leur âme au sein de l’industrie, tellement d’artistes ont déjà vu leur discographie (voire leur vie) perdre de leur sens au fur et à mesure que la célébrité, les paillettes et l’illusion de la nécessité d’une production professionnelle se manifestaient, que le positionnement de Jandek aurait dû devenir, si ce n’est la norme, quelque-chose de commun. Mais non, un type qui refuse de faire passer son être avant ses œuvres passera toujours pour un reclus, un misanthrope, un ermite qui refuse de parler aux journalistes (le point Alan Moore n’est pas loin). Pourtant est-ce si incroyable de concevoir qu’on ait pas envie de tout cela, qu’on ait juste envie d’écrire des chansons et de mener une vie paisible à l’abri des regards ? Les types comme Jandek et la manière dont nous les considérons (y compris au sein de ce texte) en dit long sur combien la machine culturelle du XXème siècle a formaté notre vision de ce que devait être un musicien.
Pourtant à l’heure de la dématérialisation de l’art, les enjeux sont tout autant à chercher du côté de la dématérialisation de l’artiste en tant que personne potentiellement « starifiable ». Sans forcément en revenir à l’expression éculée « à taille humaine », Jandek propose une musique sincère (y compris dans ses expérimentations) bien plus en adéquation avec nos vies que celle de beaucoup d’artistes pourtant considérés comme mainstream.
>> A noter que Jandek sera en concert au Cabaret Sauvage dans le cadre de la Villette Sonique le 23 mai en compagnie des brillants Mendelson.
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