[Cultissimes Oubliés #48] Jessamine – Don’t Stay Too Long
Rien ne reste trop longtemps non conventionnel. Tout ce qui est estampillé alternatif, underground, avant-garde ou tout simplement différent devient un jour banal, reconnu, demandé et conventionnel. Le mainstream se nourrit des scènes alternatives pour alimenter sa propre machine ou son propre rouleau compresseur. Cette évidence qui tient lieu de lapalissade souffre-t-elle d’exceptions ?
Le dossier “Les Carrières Modernes” ont montré que certains individus se détachaient volontairement de toute obédience à un système qui ne leur convenait pas pour s’exprimer pleinement. Existe-t-il des îlots où la reconnaissance n’est pas un facteur déterminant pour juger la qualité d’un groupe ou d’un artiste ? Le label américain Kranky pourrait se prévaloir d’abriter en son sein nombre d’huberlulus qui se fichent éperdument de ces prérogatives. La réputation du label précède toute velléité à souscrire à tout étiquetage “commercial”. Pourtant, le label de Chicago a aidé et sorti quelques groupes ou artistes dont l’influence sur la scène alternative ou underground est incontestable. Certaines écuries aimeraient pouvoir aligner des artistes comme Grouper, Pan American, Stars of A Lid, Benoit Pouliard, Charalambides et l’immense groupe que fut Labradford. Détail non négligeable, la maison a su garder ses petits. Cette fidélité assure au label une continuité dans la forme et l’exigence. On ne signe pas chez Kranky en ayant en tête de faire fortune. Non, la maison de disque propose aux groupes de se faire un nom dans la durée en sortant des albums, si possible suffisamment bons, pour attirer des fans fidèles qui achèteront et deviendront des ambassadeurs du label.
Pourtant, même avec une telle politique, Kranky a parfois hébergé des météorites, des étoiles filantes qui réussirent le tour de force à impressionner et à imprimer de leur empreinte les esprits exigeants. Qui se souvient que les premiers GY!BE sont labellisés Kranky ? De même pour Low ou encore les fantasques Out Hud ?
Il en va ainsi pour des groupes plus modestes, il en est de même pour Jessamine. Trois albums et puis s’en va. Trois albums dont le dernier Don’t Stay So Long prolongea d’un trait lumineux la réputation de Kranky comme meilleur label de post-rock de la planète.
Personne ne connaît Jessamine, personne ne connaît leur carrière, personne ne sait véritablement qui ils sont… Don’t Stay So Long est sorti en 1998 dans une indifférence quasi générale. Pour tout dire, j’ai découvert ce groupe il y a une poignée d’années lorsque, au hasard du net, j’ai lu un article sur Fontanelle, le groupe qui suivit la fin de Jessamine. L’article en lui-même n’était guère élogieux, il pointait du doigt les insuffisances et le côté indécis de Fontanelle mais le critique admettait en filigrane que sur certains morceaux, le groupe parvenait à atteindre la grâce qu’ils avaient du temps de Jessamine.
Je n’ai jamais écouté Fontanelle, mais en revanche, depuis la lecture de cet article, je suis tombé définitivement sous le charme de Jessamine et de ses trois albums, dont le dernier en particulier. Qualifier Jessamine uniquement de groupe post-rock serait réducteur, tant leur musique a évolué durant leur courte vie. Déjà, dès leur premier album, on reconnaît la marque d’un futur grand groupe avec l’opposition constante qu’il met entre son sens mélodique, la voix douce de sa chanteuse et la ligne rythmique. L’usage du Moog en contrepoint finit par installer une ambiance à la fois très groovy (oui, certains morceaux sont funky), space-rock, jazzy par certains moments et indubitablement krautrock. Tout ceci culmine à la perfection sur le second album du groupe “The Long Arm of Coincidence”.
Puis sort en 1998 ce Don’t Stay Too Long, long et merveilleux chant du cygne.
Sept morceaux enrobés dans de la soie noire écrira un journaliste. Sept morceaux assez courts qui se dévoilent au gré d’une écoute attentive. Sept morceaux dont on tombe amoureux dès la première fois. Sept petits joyaux à découvrir d’urgence.
Avec un incroyable sens esthétique, Jessamine ouvre grand les portes à un son plus funky et plus jazz. L’aventure Jessamine prend alors tout son sens, délivrant un son stratosphérique par moment (It Was Already Thursday, Corrupted Endeavor) et à d’autres, plus abrupt et enragé (Burgundy). Mais l’ensemble est d’une rare cohérence mélodique, donnant le change à un post-rock qui se veut littéralement plus atmosphérique et aéré. La noirceur des deux premiers albums laisse place à un champ des possibles insoupçonné jusque là. Jessamine s’est enrichi de textures sonores, a écouté indubitablement ses contemporains sans oublier les grands anciens qui constituent son fonds de commerce. A l’oreille, l’influence de Can est presque (trop) évidente mais par touches impressionnistes, le répertoire du quatuor américain s’élargit au trip-hop et au jazz.
Pris dans l’ordre, les titres de Don’t Stay Too Long forment un monolithe noir, que l’on découvre, les yeux écarquillés, au milieu de nulle part, si possible sur la lune. Pris séparément, chaque morceau signe un manifeste dont on ne sait trop s’il s’agit d’une revendication ou d’une mise en abîme. Toujours est-il qu’en 1998, tout le monde passa à côté de cet album et de son éventuelle signification mais quinze ans après, force est de constater que sa puissance évocatrice reste intacte, marque définitive d’un grand album.