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Lectures d’été : Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau

Par Thomas Messias, le 26-07-2013
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Lectures d'été' composée de 8 articles. Des livres à emmener avec soi à la plage, à la campagne et à la montagne. Voir le sommaire de la série.

Il fut un temps où, habitant Paris, je trainais mes guêtres de jeune prof souvent oisif d’une salle de projection à l’autre, du Club Marbeuf au Club de l’Étoile, pour m’y repaître de films pas encore sortis en compagnie de gens souvent plus journalistes que moi, petit blogueur étouffé par la crainte d’être illégitime. J’y croisais Haas, Gester, Neuhoff, Naulleau, Pingeot, Tessé, Leherpeur, Malausa, Goldberg, tant d’autres critiques que j’observais de loin et que j’admirais plus ou moins, les plaçant sur mon échelle personnelle comme un autre aurait hiérarchisé des joueurs de foot ou des batteurs de jazz. Mais mon idole inaccessible, mon Graal humain, celui vers lequel se tournaient toutes mes pensées se nomme François Bégaudeau. Je le voyais arriver, jean, t-shirt, Libé savamment plié de façon à se loger impeccablement dans la poche arrière-droite du Levi’s, saluant ses comparses avec plus ou moins de chaleur, puis s’installant dans un fauteuil moelleux de la salle de projection. C’est peu de dire que le film que je m’apprêtais à voir dans la même salle que Bégaudeau finissait par avoir moins d’importance que ce j’essayais d’imaginer sur sa vie, son œuvre, ses projets actuels, ce qu’il allait penser du film en question. Je crois que le fait de m’être demandé pendant des années ce que dirait Bégaudeau de tel ou tel film est l’un des piliers fondateurs de ma cinéphilie et de mon maigre sens de la critique ciné.

Je ne saurais presque pas expliquer pourquoi j’ai jeté mon dévolu sur lui. Je l’ai choisi comme on choisit son club de foot favori, parce qu’on s’en sent proche sans pouvoir l’expliquer, parce que le maillot nous plait. J’ai compris plus tard que tout était affaire de détails, les rencontres amicales comme les uppercuts amoureux, et que l’important était parfois lié de très près au dérisoire. Mais en tout cas, j’ai choisi Bégaudeau. Je ne suis pas devenu prof à cause de lui, ou alors très inconsciemment ; et si c’est le cas, mon inconscient est farceur, puisque j’ai choisi les maths alors qu’il fut prof de lettres. Mais je me suis longtemps plu à comparer mon parcours au sien, sans avoir une seule seconde la prétention de me hisser à son niveau de talent, d’exigence, de célébrité. J’ai lu ses bouquins, que je suis loin de tous apprécier, mais je les ai lus attentivement, moins pour leur contenu que pour ce qu’ils pouvaient m’indiquer sur ses évolutions, ses envies du moment. J’ai vu Entre les murs de nombreuses fois, parce qu’il me captive en tant que cinéphile, en tant que prof et en tant que groupie. J’ai continué à acheter les Cahiers du Cinéma tant que son nom y figurait. J’ai fait tout ça par admiration, et aussi par posture. Je crois avoir rarement été plus fier que le jour où, sans connaître ma relative obsession pour l’homme, un producteur de télévision avec lequel je tournais un pilote d’émission ciné se mit à me surnommer « Little Bégaudeau ». J’imaginais que l’émission marcherait, que je serais « Little Bégaudeau » à l’écran et dans la presse, qu’on finirait par faire de nous des portraits croisés, qu’une vraie rencontre aurait enfin lieu, plus intime et plus importante que toutes ces fois où nous nous sommes croisés dans une salle de projo des Champs-Élysées. L’émission n’a jamais vu le jour malgré deux pilotes prometteurs, et mes rêves de gloire bégaudienne se sont arrêtés là.

La vie fait que je me suis éloigné de Paris et de son microcosme cinéphile et que, continuant à être prof — et à montrer Entre les murs à tous mes élèves, années après année —, j’ai eu soudain envie de m’engager. Là encore, pas comme on choisit un club de foot mais presque, j’ai choisi le Parti de Gauche, dont l’énergie d’alors me séduisait en grande partie. Je n’aurais pu me porter sur un autre parti politique, mais j’aurais pu devenir bénévole pour une association, militer pour une cause qui me tenait à cœur… Mais non. L’effet Mélenchon et l’effet présidentielle m’ont poussé à m’engager et à militer. J’ai aimé me lever aux aurores pour aller distribuer des tracts aux usagers des premiers trains de la journée, arpenter les brocantes pour convaincre une poignée de quidams de l’importance d’aller voter et de glisser le bon bulletin dans l’urne, m’écharper avec des militants adverses — voire TRÈS adverses — comme l’auraient fait des supporters du FC Nantes croisant des aficionados du Stade Brestois. Soufflait sur ma vie un vent d’engagement, une énergie militante qui me donnait l’impression d’être important.

Puis les élections ont eu lieu, les gagnants ont été désignés, et rien n’a changé. Le Parti de Gauche est retourné à son rang de groupuscule fort en gueule mais passablement passif, Jean-Luc Mélenchon s’est enfermé dans son rôle de victime meurtrie des méfaits de la presse, et j’ai commencé à en avoir ras-le-bol bien plus vite que je ne l’avais prévu. À l’échelle locale, j’ai pu constater que le militantisme départemental consistait à pinailler sur des amendements sans intérêts, à préparer des tracts qui ne seraient jamais distribués, à s’indigner entre nous sans jamais intervenir réellement. Seuls deux ou trois pontes locaux, médiatiquement bien placés, parvenaient de temps à autres à tirer leur épingle du jeu et à montrer leur couenne là où il fallait la montrer, faisant profiter des salariés oppressés de leur image de marque, et profitant par la même occasion de la présence de la presse pour faire gonfler celle-ci.

La queue entre les jambes, je découvrais que la politique locale était grosso modo le même miroir aux alouettes que son équivalent national. J’avais naïvement imaginé qu’à l’échelle départementale, nous serions des activistes de poids, des influenceurs de choix, capables de faire trembler le patronat et de donner de l’espoir aux gens. Quelle idiotie. J’avais choisi mon club de foot et j’avais perdu. Mollement. Une désillusion en chassait une autre. Mes aspirations politiques étaient déjà en train de disparaître, moi qui m’imaginais progresser dans l’ombre jusqu’à m’accrocher dans la partie supérieure d’une liste concourant aux prochaines municipales locales.

Et puis j’ai lu le nouveau Bégaudeau, offert par l’élue de mon cœur alors que je trainais un peu des pieds avant de l’acheter. Deux singes ou ma vie politique. Allons bon. Bégaudeau, qui n’avait pas une réputation de mec le plus modeste du monde, allait sans doute nous expliquer à quel point son parcours politique avait été profond, complexe, truffé d’embûches qu’il avait su déjouer avec panache. J’imaginais que le titre se référait à la fameuse histoire des trois singes, l’un aveugle, l’autre muet, le dernier sourd, mais qu’un artifice argumentaire allait en faire disparaître un des trois. Échaudé par les derniers romans de Bégaudeau, je tremblais d’appréhension. Peur de me sentir minable, moi et mon parcours politique à trois francs six sous, face à la magnificence bégaudistique et aux envolées superbes et indignées de l’auteur. C’est là que le miracle advint. Car Deux singes relève à la fois du brillant exercice de style sauce Bégaudeau et de la mise à nu la plus honnête qui soit. C’est cela qui est sidérant : il fait de la politique un vecteur essentiel de notre société tout en pointant sans vergogne les hypocrisies, les contradictions et les pannes mécaniques qui la caractérisent. Et la grande beauté de l’ensemble tient à ce point : à travers les mille aberrations du fonctionnement politique de la société contemporaine, ce sont ses propres aberrations qu’il pointe. Et les nôtres. Et les miennes. Comment on choisit « son » parti politique, pourquoi on rebondit éventuellement vers un autre, est-ce qu’on n’aurait pas éventuellement pu faire exactement le contraire si un micro détail de notre existence n’avait pas inversé les rouages de la machine… Pourquoi on fait de la politique alors qu’on n’a clairement rien à faire là, et pourquoi soudain on se désengage alors que toutes les conditions sont apparemment réunies pour qu’on brille dans ce domaine…

Sur le principe d’une narration quasi chronologique — quelques sautes temporelles viennent faire dérailler la frise —, Bégaudeau multiplie les anecdotes, qu’il déploie avec fluidité et tendresse, pas uniquement par plaisir de parler de lui, mais parce qu’encore une fois, le diable est dans les détails. Et que sa vie politique commence à l’âge de 6 ans, pour passer ensuite par les stades de foot, les concerts de rock ou les cinémas de quartier, n’est que pure logique. Comme lui, nous ne faisons que dépendre des autres. Nous n’agissons qu’en fonction d’eux, ces gens que nous avons rencontrés trois minutes ou trente ans plus tôt, ceux dont les paroles nous donnent envie de nous insurger — parfois par pur esprit de contradiction — ou au contraire de leur taper dans le dos — parfois par pur favoritisme. Comment se construit une vie politique ? On ne sait pas, dit Bégaudeau. Elle est faite de plaies, de bosses, de longs chemins vers un objectif indéfini, de jolies quêtes poursuivies pour de mauvaises raisons, de culs-de-sac et de sales embrouilles. Et, tout en avouant qu’il continue aujourd’hui encore à être conditionné par ce que lui disent les médias et par les réactions de ceux qui l’entourent, Bégaudeau nous invite justement à agir en libres penseurs. A tenter au mieux de nous affranchir de la pression sociale pour employer au mieux notre liberté d’expression. Lorsqu’il raconte, non sans un certain sens de la provoc qu’il assume totalement, ses réactions apparemment peu orthodoxes face aux événements du 11 septembre, c’est pour mieux nous inciter à tenter d’éviter les banalités d’usage, à aller plus loin que les réactions de base, à extérioriser nos véritables ressentis. Le message du livre est clair, et ne servira donc pas la soupe aux racistes / extrémistes / haineux en tous genres qui pensent pouvoir dire tout et n’importe quoi au nom de la liberté d’expression : nous sommes conditionnés par notre époque et notre entourage, et il nous faut renverser la vapeur.

La force de ce témoignage est qu’il n’a rien d’une grande leçon de morale administrée par le professeur Bégaudeau, qui opère par boucles pour nous montrer que le petit vendéen né en 1971 n’est pas devenu en une quarantaine d’années un modèle de vertu enfin capable de mener à bien sa vie personnelle et son parcours politique. Au contraire, il s’assied à nos côtés, nous montre ses erreurs en gros plan, nous invite à commettre les mêmes que lui si ça nous chante, et nous avoue en filigrane qu’il n’arrêtera jamais d’être ce mec un peu cliché, t-shirt uni et Libé dans la poche arrière du jean, qui sait pourquoi il est de gauche mais oublie parfois qu’il le sait, qui pense trop souvent à montrer avant d’être. De quoi booster, rassurer, questionner le militant raté qui le lit en se demandant s’il n’aurait pas dû se contenter d’aimer le foot au lieu de tenter de s’intéresser à la politique.