Lectures d’été : Native Son de Richard Wright
Nom : Thomas. Prénom : Bigger. Adresse : Chicago, l’inner-city, là où les afro-américains vivent, ou survivent, comme vous voulez. Une seule chambre un peu miteuse avec son frère, sa sœur et sa mère, qui cuisine derrière un rideau sommaire. Âge : trop jeune pour mourir.
À la rencontre de Bigger Thomas, un jeune américain noir dans le Chicago des années 30. Il a une vingtaine d’années, quelques potes, pas de boulot. Il entretient sa rage et sa confusion dans une société qu’il ne comprend pas. Pourtant, Bigger est loin d’être idiot. C’est un garçon vif. Mais son intelligence est complètement rentrée, bloquée par la haine qui l’aveugle. Une haine mêlée à de la peur et de l’ignorance. Son intelligence est cloitrée comme l’est sa communauté. Il y a des lieux où elle est admise, d’autres où il n’est pas question du tout d’apparaître.
Bigger est un enfant du pays.
Il y a dans chaque noir américain des années 30 une part de Bigger Thomas. Bigger incarne l’affrontement perpétuel entre peur, résignation et révolte. Il est cette indécision qui erre dans les rues, à préparer un vol, à traîner dans les cinémas et à se battre pour ce qu’il croit être sa dignité avec ses amis. Derrière tout ça, il y a une peur terrible, majuscule qui rime avec ignorance. Ce que Bigger craint, ce qui le terrifie, c’est ce qu’il ne connaît pas. Alors quand il se retrouve à travailler pour les Dalton, une famille riche, blanche et qui essaie d’améliorer « la cause », les sentiments fluctuent. Il a honte, il a peur, il est fier… Il est le chauffeur. Il fait son travail, garde profil bas. Bigger Thomas ne se considère même pas comme un individu. Il est un chauffeur noir pour une famille blanche. Mary Dalton, la jeune fille de la famille, lui pose des questions, lui demande ce qu’ils font, s’intéresse à leur vie, ce que les noirs font, comment ils vivent. Le pauvre Bigger se sent insulté… et fasciné. Jamais il n’a été en contact avec un intérêt. Jamais un blanc ne l’a considéré comme un être humain, avec des choses à dire, des envies, des idées, et même un futur.
Pourtant, le destin de Bigger Thomas ne fait pas de doute. La situation ne dure pas. Richard Wright ne nous laisse pas beaucoup d’espoir. Le jeune homme est condamné d’avance. Native Son est juste sa lente marche vers la mort. Bigger se retrouve propulsé dans un monde qu’il ne connaît pas, et panique. Sa vision se trouble, et dans un enchaînement de réactions irrationnelles, il étouffe Mary Dalton… Tout s’accélère et il se retrouve à découper le corps pour le mettre dans le fourneau qui fait office de chaudière. La violence est terrible, graphique et insupportable. Bigger perd tout contrôle.
S’en suit alors une fuite en avant, des mensonges, des complots, un autre meurtre et une poursuite. L’ironie, c’est que Bigger, cette masse insensible et peu raisonnable jusque-là devient un être réfléchi, qui planifie sa fuite, son alibi, son stratagème pour ne pas être pris. Face à l’horreur, Bigger prouve qu’il est plus qu’un gamin paumé. Mais ce qui transparaît avant tout, c’est l’absence totale d’espoir, de foi en la justice. Pas une seconde Bigger ne pense pouvoir s’en sortir, pouvoir expliquer que c’était un accident, qu’elle était ivre, qu’elle l’a amené dans sa chambre, qu’il a paniqué quand la mère (aveugle) est entrée… Pas de pitié pour les noirs. Pour la police et la justice, pour les jurés, c’est un meurtre et un viol d’une gentille jeune fille par un animal.
Si le livre de Richard Wright est si important, c’est parce qu’il est un des premiers à parler de cette manière de la vie des noirs américains. Richard Wright est un de ces enfants du pays, né dans le Mississippi, dans une société raciste. Il n’a pas eu d’éducation ; méfaits et orphelinats ont fait sa vie. Bigger Thomas est juste la prolongation de Wright. Pourtant, Wright se contente de projeter le lecteur dans la tête de Bigger. Aucune empathie, juste l’esprit effrayé d’un paumé de 20 ans, qui court pour fuir la mort. Combien de fois on se demande pourquoi Bigger agit ainsi. Et c’est là la force du roman : l’incompréhension dans laquelle on se retrouve plongé. Et cette incompréhension ne fait que souligner l’absurdité de la situation de Bigger Thomas, et par extension des afro-américains aux Etats-Unis.
Le constat du livre est amer. Même sans Mary Dalton, sans la panique et sans le meurtre, Bigger aurait fini dans les couloirs de la mort. La chaise électrique comme dernière lueur était son destin. L’analogie est aussi facile que forte, mais Bigger Thomas, sa violence, sa peur et son ignorance, c’est la population noire américaine. Un mélange de sentiments contradictoires décrits avec nuance et puissance par Richard Wright, des sentiments qui se catalyseront plus tard en Malcom X et Martin Luther King.
Juste avant de mourir, Bigger Thomas prendra conscience de tout.
There was something he knew and something he felt; something the world gave him and something he himself had… Never in all his life, with this black skin of his, had the two worlds, thought and feeling, will and mind, aspiration and satisfaction, been together; never had he felt a sense of wholeness.
Mais il est de toute façon trop tard. Il reste alors l’espoir que l’itinéraire de Bigger Thomas sera une révélation pour d’autres.
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