La conjuration de Philippe Vasset
Les trois F d’une rentrée littéraire, trois romans, trois histoires où se mêlent d’une manière ou d’une autre : la Fuite, la Famille, la Folie. « La conjuration » de Philippe Vasset, « Les fuyants » de Arnaud Dudek, « Le cas Eduard Einstein » de Laurent Seksik sont mes trois romans choisis. Une chronique par livre tout en mêlant les trois.
“La conjuration” : la fuite.
« Le punk t’obligeait à oublier une bonne partie de tes acquis. C’était limite stalinien. Tu devais renoncer à tes amis, à tes anciennes habitudes, à tout ce que tu avais connu ». Joe Strummer.
Si l’on s’en tient à cette définition, alors Philippe Vasset sort le roman punk de la rentrée littéraire malgré l’escroquerie du pitch : « J’ai créé une secte. C’était, au départ, une entreprise purement commerciale. Jusqu’à ce que j’y prenne goût : fonder une religion est la dernière oeuvre possible … » Cela m’a prodigieusement agacée que le contenu n’y corresponde pas vraiment. Plutôt que la création d’une secte, il est question d’une fuite, d’une dérive aux confins de la paranoïa à travers l’espace urbain.
Des rapports, des cartes, des adresses précises, il y a quelque chose d’extrêmement rationnel, limite mathématique dans ce livre, confirmé par l’auteur à la fin quand il parle des membres de sa « secte » comme d’un virus informatique. J’ai été happée aux premières pages pour limite décrocher au milieu tant j’espérais la réalisation du résumé proposé par l’éditeur. J’ai fini par lâcher prise et juste laisser dérouler l’histoire. Reste que cet aspect presque comptable de « la conjuration » est à mes yeux légèrement indigeste même si je comprends l’intention de l’auteur. C’est un roman de l’énumération.
On ne sait quasiment rien du « je », le roman a les deux pieds viscéralement ancré dans le présent, no past, no future, l’on sait juste que c’est un homme à la vie socialement instable, vivant de petits boulots qui lui permettent de disparaître dans des zones abandonnées de Paris et la région parisienne. Comment aboutit-il à ce projet de secte, il faudrait en dévoiler plus sur cette aventure et je n’ai jamais le cœur de divulguer complètement un roman. Disons que cet homme maîtrise quelque chose qui n’intéresse presque personne autour de lui, les espaces urbains non configurés : terrains vagues, stations de métro abandonnées, parcelles autour du périphérique, le fameux faux immeuble qui sert de cheminée géante à la RATP, les anciens magasins généraux d’Aubervilliers etc.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, il s’agit moins de décor que d’acteur à part entière. Sans eux, pas de conjuration. Lorsque « notre héros » réalise que l’occupation de ces lieux va être totale – les échappées belles sont terminées, les allers-retours devenus impossibles – son système ne va plus fonctionner : reste la fuite ultime.
Il n’y a pas de notion de famille dans ce roman, elle n’existe pas, son absence est criante ou peut-être trouve-t-on quelque chose qui y ressemble dans le regroupement qui s’opère à la fin avec en point d’orgue le défaut absolu de tout système familial : l’absence totale de communication. « Nous formons une communauté de recueillements, une tribu nomade vivant de cueillette et de larcins », j’aurais plutôt parlé de rassemblement, c’est là où le narrateur a un problème de prisme à mon sens, car pour être une communauté, encore faut-il partager un idéal, quelque chose, une attente. Or au stade où ils en sont, il n’y a plus rien.
« Car le vide a ceci de supérieur au plein qu’il est riche de mille circulations : chaque disparition libère une nuée d’informations et de détails qu’aucune certitude ne viendra jamais souiller. L’humanité n’accède au sublime qu’en s’évanouissant ».
Je ne peux pas être d’accord avec ce postulat, c’est viscéral chez moi. Il y a quelque chose qui m’a prodigieusement agacée dans ce livre, rattrapé par la brillante idée de « dénouement », c’est le côté « le système vous broie, il faut en sortir » : vu, revu et archi vu même si incontestablement, le roman de Philippe Vasset est très bien écrit. Je ne conteste pas la forme, je conteste le fond et pour être tout à fait honnête, ce livre m’a fait flipper.
Dans « Le cas Eduard Instein » Laurent Seksik prête ces mots à Albert Einstein : « Nous sommes la projection d’infinis fantasmes. Chacun possède un avis sur qui nous sommes et qui nous devrions être. Nos vies s’inscrivent dans le regard des autres ». ( p 143-144)
C’est exactement le contraire du choix de « La conjuration ». S’inscrire totalement en dehors du regard des autres. Être hors du système à tel point que l’on en devient hors la vie. Des morts-vivants. Fuir et mourir (un peu), ce roman conte des zombies en devenir. Ce que dit Laurent Seksik définit exactement le problème de départ du narrateur : au début, il a la sensation de vivre mille vies à travers mille lieux. Il n’arrive pas à choisir et fuit son entourage pour qu’aucun individu ne se dessine en lui. Avoir l’impression d’être plus fort que le « système » en fuyant l’essence même de l’humanité ne peut que me heurter. Le livre de Philippe Vasset me pose donc un problème car rien ne me touche, tout me dérange. C’est un roman « technique », froid et presque trop cartésien mais il n’empêche que c’est de folie pure dont il s’agit. Saluons le prodige. Pour le reste, rien ne m’attache au projet du narrateur.
Que faire de la fuite au delà de la famille (au delà de l’humanité) sinon devenir fou ? Eduard Einstein, schizophrène, était probablement plus sain d’esprit que les gens qui peuplent la fin du livre de Philippe Vasset et leur organisation tient grâce à un système quasi stalinien. Curieux d’en fuir un pour plonger dans un autre…
C’est effectivement le roman de la fuite. La réussite de l’auteur c’est d’avoir repoussé les limites, juste avant la science-fiction. Je n’avais jamais pensé à un concept pareil et je m’en féliciterai presque : je suis dangereusement normale.
« Mais la subversion peut se faire plus secrète, et c’est chez Philippe Vasset qu’il faut aller la chercher sous cette forme clandestine. « Je ne suis pas dans le discours politique, explique-t-il à propos de son dernier roman, La Conjuration (éd. Fayard). Plutôt dans un guide pratique de la contestation. » Il parle « d’insurrection non violente et invisible », en mettant en scène des personnages en rupture avec la société. Dans les villes, où 80 % des lieux sont privés, il s’emploie à abolir la propriété : s’introduire partout, comme le font ses héros, supprimer les contraintes et les interdits, c’est une manière de ne pas donner prise, de détourner l’esprit de propriété, donc de mettre à mal celui du capitalisme. Disparaître est aussi une forme de contestation. Avec ironie, Vasset réinvente, en quelque sorte, Fantômas et Arsène Lupin au xxie siècle ». (Télérama)
Lorsque je l’ai lu, je n’ai même pas pensé à cet aspect du livre. Et il est vrai, indiscutablement mais je persiste et je signe, il n’y a pas contestation. Si l’insurrection vient de là , elle est carrément dangereuse. C’est l’aboutissement malsain : après le spectateur, le téléspectateur, place au “réa-spectateur” (comme réalité) ; il y avait la vie tout court, la vie virtuelle, place à la vie sans vie. La machine n’a pas remplacé l’homme, c’est le contraire : il collecte, il trie, il traite sans aucune implication. Les fichiers, c’est l’humanité et la machine c’est cette secte, une présence permanente, incontrôlable et invisible. Non, il n’y a pas de contestation : il y a observation, désertion et création d’un système totalement aliénant puisqu’il n’y a plus ni espérance ni « je » ni « nous ». C’est simple, il n’y a plus rien.
« Il n’y a plus rien à dire non plus. Plus d’instants à fixer, de traces à prolonger ou d’indices à décrire : toutes les histoires des autres sont à portée de main, leurs phrases indifféremment de leur bouche aux nôtres. Notre surveillance est totale, notre écoute perpétuelle, et notre impuissance absolue. Chaque information, à peine perçue, est immédiatement oubliée : on préfère au savoir la bienheureuse tétanie de la rumeur ».
Bienvenue dans un monde de morts-vivants…
(à suivre « Les fuyants » d’Arnaud Dudek)
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