Sun City Girls #3 : une discographie sélective
Les Sun City Girls jouent une musique difficile d’accès, perturbée et perturbante. Comme on l’a vu dans les deux précédentes parties de ce dossier, c’est une musique marginale et délirante qui, pour être comprise, doit être appréhendée à sa hauteur : il faut devenir schizophrène pour comprendre cette œuvre schizophrénique. La tâche est rude. Et elle l’est d’autant plus quand on mesure les dimensions colossales de leur discographie – environ 70 sorties long format et quelques dizaines de plus lorsqu’on ajoute les disques solos de leurs membres. S’y retrouver dans un tel dédale est un exercice compliqué. C’est pourquoi nous avons sélectionné et décrit pour vous 15 albums, qui ne sont pas forcément les meilleurs, mais qui sont en tout cas les plus représentatifs des trois musiciens. Cette sélection a pour but de faire ressortir toutes les facettes de leur univers, en essayant bien sûr de préserver une bonne qualité d’ensemble. Vous trouverez aussi quelques liens qui vous permettront d’écouter les disques ciblés, ainsi que des renvois vers d’autres albums thématiquement liés.
Sun City Girls
Le premier album des Sun City Girls est à la fois programmatique de la suite de leur carrière et finalement assez particulier. S’il est vrai qu’on y trouve un spoken world jazzy (« Uncle Jim »), un moment d’angoisse pure (« The Burning Nerve Ending Magic Trick ») et quelques zestes de musiques orientales (souvent planquées derrière la saturation des riffs), l’ensemble tend plutôt vers une sorte de jazz-rock complètement free et majoritairement instrumental, qui ferait le trait d’union entre Captain Beefheart et Naked City. Le niveau technique est très bon, le son tient la route, et même si certains morceaux paraissent assez stériles, le plaisir d’écoute est là. Un disque donc réjouissant, déjà bien barré, mais à conseiller surtout aux amateurs de rock psychédélique bien déconstruit.
- Pour écouter Sun City Girls : Grooveshark
- Pour aller plus loin : Grotto of Miracles (Placebo, 1986), un deuxième album moins énervé, moins rock, qui permet de mieux saisir la multiplicité musicale des Sun City Girls.
Cloaven Theater #1
Dans la masse des Cloaven Cassettes, celle-ci est celle qui présente sans doute le plus d’intérêt. Il ne faut surtout pas l’écouter pour découvrir Sun City Girls : le son y est abject. Par contre, une fois habitué à leurs joutes musicales, l’expérience vaut le coup. Enregistré live à la radio, le Cloaven Theater #1 est surtout axé sur les voix d’Alan Bishop et Charlie Gocher, qui racontent pas mal d’histoires d’extraterrestres, d’Ovnis et de men in black. Avec leur voix, ils font franchement n’importe quoi : ils parlent, hurlent, baragouinent et oublient même parfois d’articuler des mots. Derrière eux, on se fait plus discret : des guitares jazz, des collages de bandes, des percussions de musiques bouddhiques, des synthés spatiaux, rien de très spectaculaire – juste des ambiances assez sombres et abstraites qui, écoute après écoute, deviennent de plus en plus évocatrices.
- Pour découvrir l’imaginaire des Cloaven Theater en vidéo : Youtube
- Pour aller plus loin : Box of Chameleons (Abduction, 1997), un tripe-album rétrospectif pour les amateurs de purée lo-fi. Il y a boire et à manger, et c’est toujours sacrément assaisonné.
Horse Cock Pephner
Inutile de poursuivre le mythique « album de la maturité » dans la carrière des Sun City Girls : il n’existe pas. Par contre, « l’album de l’immaturité » est facile à trouver. Horse Cock Pephner, avec ses volées d’obscénités, s’impose naturellement. C’est un album grossier, décomplexé, mais aussi incroyablement fun et inspiré. On y trouve notamment plusieurs parodies de cowpunk, des titres jazz franchement bizarres, des rednecks sous LSD et des complotistes amusants. Sur Horse Cock Pephner, les sentiments positifs l’emportent sur tout le reste : on se marre bien et il y a beaucoup, beaucoup d’énergie. Comme sur « Esta Susan en Casa ? » ou « Dreamland », qui sont tellement accrocheurs qu’on pourrait presque parler de tube. Un comble.
- Pour écouter Horse Cock Pephner : Grooveshark
- Pour aller plus loin : Dans le genre crétin, Midnight Cowboys From Ipamena (Breakfast Withou Meat, 1986). Du garage-rock gouailleur avec même une reprise du standard Me and Mrs Jones (et pas si mal que ça en plus).
Torch of The Mystics
C’est l’album le plus connu des Sun City Girls, et c’est également celui dont les intentions sont les plus claires. On sent ici les trois musiciens plus posés, plus consciencieux qu’à l’habitude ; les mélodies sont choyées, chaque morceau semble avoir profité d’une attention particulière. Torch of The Mystics est aussi un cap symbolique pour eux : leurs penchants pour les musiques traditionnelles étrangères apparaissent enfin à découvert, et le résultat est merveilleux. On retient notamment les extraordinaires arabesques vocales de « Space Prophet Dogon » et de « Cafe Batik », ainsi que « The Shining Path », reprise de la chanson populaire bolivienne « Llorento se fue » (qui donnera quelques années plus tard « La Lambada »…).
- Pour écouter Torch of The Mystics : Youtube
- Pour aller plus loin : Kaliflower (Majora, 1994), tout aussi excellent, tout aussi composite.
Eye Mohini (Sun City Girls Singles Volume 3)
Pour cette compilation de 2013, on ne s’est pas compliqué la vie, on a surtout fait fusionner deux EPs sortis en 1993, Eye Mohini et Borungku Si Derita. Et pour remplir un peu tout ça, on a rajouter quelques morceaux saturés pas très à propos. Bon. Mais l’important, ce sont ces deux EPs en question, des sortes d’extension de Torch of The Mystics, et qui sont ce que les Sun City Girls ont fait de mieux dans le genre « world-folk ». Ici tout est lumineux, gracieux et authentique. Hormis donc ces rajouts agressifs qui gâchent le début et la fin de cette délicieuse compilation.
Bright Surroundings Dark Beginnings
Les Sun City Girls excellent dans l’exercice des jam sessions. Ici, ils réinterprètent live trois de leurs meilleurs thèmes composés quelques années plus tôt. On retrouve deux improvisations de douze minutes et une de vingt-quatre. La voix est en rentrait et aucun dérapage ne survient : la musique est ici seulement répétitive et hypnotique. Encore une fois, les Sun City Girls étonnent, cette fois en prenant leur temps et en ne s’autorisant aucun excès. C’est très beau, on le passerait même avec plaisir à la prochaine cérémonie néopaïenne à laquelle on compte assister.
330,003 Crossdressers From Beyond The Rig Veda
Le premier des deux double-albums indispensables des Sun City Girls. Le tour du monde en 180 minutes. Le premier CD réunit 16 morceaux plutôt courts et accessibles. Parmi eux, les bouleversantes balades « Rookoobay », « Cruel and Thin » ou « Lies Up The Niger », plus des titres hyper efficaces comme « Apna Desh » et « Soi Cowboy ». Le deuxième CD est à l’inverse beaucoup plus introspectif et méditatif, avec notamment « Shin Paku » et « Ghost Ghat Trespass / Sussmeier », qui pendant 34 minutes profite des services d’Eyvind Kang, violoniste pour entre autres Bill Frisell, Mr. Bungle et Secret Chiefs. 330,003 Crossdressers est le plus grand délire cosmique des Sun City Girls. C’est aussi une magnifique dérive « ethno-surréaliste ». À noter que c’est le premier enregistrement où ils peuvent utiliser leur ensemble gamelan, acquis trois ans auparavant dans une vente aux enchères. Bon choix.
- Pour écouter 330,003 Crossdressers… : Youtube
- Pour aller plus loin : Sumatran Electric Chair (Carnival Folklore Resurrection 6) ; High Asia / Lo Pacific (Carnival Folklore Resurrection 9 et 10)
Dante’s Disneyland Inferno
Le deuxième double-album des Sun City Girls sorti en 1996 est tout aussi indispensable que 330,003 Crossdressers, mais véhicule par contre des sentiments bien différents. Charlie Gocher est la tête de proue d’un véritable cauchemar ambulant. Charlie ne voyage pas, ça se voit : Dante’s Disneyland Inferno tourne surtout autour de l’imaginaire américain – son vieil Hollywood, ses parfums de jazz, sa country un peu fruste, ses chansons d’école – ; et il pervertit tout cela avec ses histoires vicieuses et son sens aigu de l’ironie. Sur « Hector and Chino », il ose même faire chanter à une enfant de 9 ans des trucs bizarres. Odieux. Au-delà de ce malaise, il y pourtant quelque chose de curieusement addictif dans les spoken world étranges et dépassionnés de cet album. On pourrait même croire que c’est finalement assez planant, même s’il s’agit sûrement d’un effet secondaire du poison ingéré.
- Pour aller plus loin : Pink Sinzed Spartacus de Charles Gocher (Gravelvoice, 1997), même univers, bien que nettement moins réussi.
Sir Richard Bishop – Salvador Kali
Ce premier disque de Rick Bishop sans les Sun City Girls est sorti chez Relevant, le label conduit par John Fahey. Il contient une majorité de titres exécutés par Sir Richard Bishop en solitaire, à la guitare, à l’harmonium ou au piano. La guitare reste cependant prioritaire. Et pour un amateur de cet instrument, Salvador Kali est un régal, qui navigue entre american primitivism, jazz, flamenco et râgas indiens. On se rend également compte qu’enregistré avec une qualité de son professionnelle et non déconcentré par ses turbulents acolytes, Rick Bishop est un immense musicien, à la technique sans faille et à la sensibilité évidente.
- Pour écouter et télécharger gratuitement Salvador Kali : DeliRadio
- Pour aller plus loin : la douzaine de disques que Sir Richard Bishop a mis en téléchargement libre il y a peu. While My Guitar Violently Bleeds (Locust Music, 2007) est un passage obligé.
The Dreamy Draw (Carnival Folklore Resurrection 2 )
On a rarement l’occasion de dire que la musique des Sun City Girls est mélancolique. Sur ce court album quasi instrumental, elle l’est franchement. Sur les deux premiers morceaux, on entend surtout une batterie lente et un piano vieilli égrainant des notes mornes et empruntées. Étrange, pour du Sun City Girls… Ensuite, la mélancolie fait place à une attitude plus contemplative, portée par l’ensemble gamelan. La musique devient abstraite, percussive, mystique. Elle s’étire dans le temps. Le dernier titre, « Rotation Flotation », boucle quant à lui l’album sur un nouveau moment mélancolique, où le piano est cette fois rejoint par un accordéon implorant. Encore un disque à part.
- Pour aller plus loin : Dulce (Abduction, 1998), une des innombrables bandes originales de films composées par les Sun City Girls (films n’étant d’ailleurs pour la plupart jamais sortis). Dulce est une sorte de BO « fucked up » de Morricone, où derrière les complications orchestrales, on sent également poindre une sorte de résignation nostalgique typique des ambiances western.
A Bullet Through The Last Temple (Carnival Folklore Resurrection 4)
Leur Bitches Brew à eux. Un disque presque entièrement consacré au jazz et à ses formes les plus avant-gardistes, avec Rick au piano, Alan au saxo et aux bruits de bouche et l’invité David Carter à la trompette. On avait jusqu’ici beaucoup entendu de jazz chez les Sun City Girls, mais il s’agissait en fait d’un jazz souvent parodique, grotesque ou décoratif. Cette fois, le genre est pris au sérieux. A Bullet Through The Last Temple est ainsi un disque de free-jazz d’excellente facture, qui repositionne l’univers des Sun City Girls dans un cadre nouveau – celui du jazz pointu. Et franchement, ils s’en sortent très bien.
The Handsome Stranger (Carnival Folklore Resurrection 8)
Enregistré en 97 et 98 sur un concept de Charles Gocher, The Handsome Stranger est un disque cinglé qui s’exprime pourtant sans brutalité. Charlie y tient le devant de la scène en compagnie de son fantôme préféré, celui de John F. Kennedy. Ici l’ambiance est piano bar, et elle est vraiment inquiétante – on dirait que le Malin a pris possession d’un Tom Waits qui n’avait déjà pas besoin de ça. Formellement, c’est un disque passionnant, qui mérite du temps et de l’attention pour qu’on en découvre toutes les subtilités.
- Pour aller plus loin : Jacks Creek (Abduction, 1994), un autre disque méconnu et extrêmement riche musicalement.
Carnival Folklore Resurrection Radio (CFR 11 et 12)
Un vaste album collage sur deux CDs qui met bout à bout tous les matériaux imaginables. C’est un immense patchwork où minute après minute, nous yeux s’écarquillent de plus en plus. C’est notamment le travail de Sun City Girls où l’on retrouve le plus d’outils électroniques : la table de mixage devient un instrument, le rôle des échantillons sonores et des field recordings devient primordial. Peut-être leur chef d’œuvre de leur fin de carrière, bien que certains les préfèrent en situation d’enregistrement live. Mais, avec eux, il ne vaut mieux pas être passéiste.
- Pour aller plus loin : 98.6 Is Death (Carnival Folkore Resurrection 13), dans le même genre, avec un délire autour de la radio encore plus poussé.
Alvarius B. – Blood Operatives of The Barium Sunset
De la dizaine de disques qu’Alan Bishop a sorti en solo, celui-ci est de loin le plus convaincant. Il est à conseiller en urgence à ceux qui apprécient les morceaux les plus freak-folk de Sun City Girls. Blood Operatives of The Barium Sunset est en effet un album construit sur des lignes mélodiques claires et des structures relativement traditionnelles. Il y a en bref là-dedans un tas de bonnes chansons, qu’il est facile d’écouter à tout moment, sans avoir à se préparer pour basculer dans la quatrième dimension. Bon, restons tout de même mesurés, les textes sont encore une fois bien barrés et la production demeure sacrément psychédélique, mais enfin, il y a pas de petit confort.
- Pour aller plus loin : Baroque Primitiva (Poon Village, 2011), excellent aussi quoique plus inégal.
Funeral Mariachi
Enregistré peu de temps avant le décès de Charlie et mixé après sa mort, Funeral Mariachi est le chant du cygne des Sun City Girls. C’est un album qui commence étrangement par « Ben’s Radio », un morceau assez bizarre et hystérique qui ne reflète pas la suite du disque, qui sera de plus en plus minimaliste et désenchantée. Les Sun City Girls expriment ici une pudeur, une retenue qu’on ne leur connaissait pas. C’est un album de deuil, digne mais affecté. Et c’est splendide.
- Pour écouter Funeral Mariachi : Youtube