Faux Nègres de Thierry Beinstingel
Une photo de Raymond Depardon pour illustrer la couverture de Faux Nègres : une Mairie-Ecole, prise dans un coin de France certainement paumé. Un endroit où il ne passe rien, où l’Histoire peine à trouver une relique marquante, où la vie s’écoule à distance du bruit du monde. C’est dans cette France-là que Thierry Beinstingel propulse un homme, Pierre, rapatrié du Moyen-Orient avec le grand reporter qu’il a sauvé des balles et à qui on confie, en guise de remerciement, une mission de reportage dans l’Est de la France. Accompagné de Frédéric, un preneur de son aveugle, il doit se rendre dans le village qui a accordé le plus de suffrages au Front National lors des dernières élections. Avec une seule question à poser aux habitants de ce lieu qui semble vivre en huis-clos : pourquoi les gens d’ici votent-ils pour l’extrême-droite ?
Autour de cette question qui sert de fil rouge au roman, Thierry Beinstingel va convoquer les fantômes d’une France figée dans son histoire, regardant plus facilement derrière elle que vers de nouvelles perspectives. C’est Rimbaud, Jules Ferry, le général Boulanger, la guerre d’Algérie… qui font leur apparition dans cette vraie-fausse fiction (les personnages de Thierry Beinstingel sont le plus souvent fictifs – forcément inspirés toutefois du reportage dont il a été l’auteur en 2013 pour Libération – mais le décor est d’une vérité implacable, aussi incontestable que les photos de Raymond Depardon qui capturent le paysage du pays).
Car ces fantômes du passé hantent la vie d’aujourd’hui, ils renvoient à des moments où il se passait quelque chose dans cette France désormais éteinte. Ils rappellent une France forte (tiens ?), invasive plus qu’envahie, la tête haute et la baïonnette jamais très loin du canon. Une Histoire qui emplit de fierté, un pays qui n’aime rien tant que se rappeler ses heures glorieuses, celles par exemple du Général libérateur (« Notre Sauveur »), remplacé de nos jours par « l’homme-à-tête-de-chérubin ». Mais désormais, c’est le repli, la débandade, les épées jetées au fond des puits et le regard rempli d’inquiétude vers l’horizon rabougri… Les hordes de sauvages sont à nos portes, paraît-il.
« Allez, aujourd’hui, c’est vide-greniers, vidons nos symboles, érigeons-les en une seule matière digne de nous rassembler, un passé de Gaulois, un coq arrogant, dressé sur ses ergots, l’ennemi ne passera pas. Maginot a des statues, des rues, des places, quand bien même il a eu faux sur toute la ligne. »
Ce village de l’Est de la France (jamais nommé par l’auteur autrement que par l’adverbe « Ici » mais évidemment inspiré de Brachay en Haute-Marne, 72% de voix pour le Front National au 1er tour de la dernière élection présidentielle…), jadis envahi par les Barbares ou plus récemment occupé par les Allemands, c’est un peu le Fort du « Désert des Tartares » : on craint une invasion qui ne viendra peut-être (plus) jamais mais on préfère s’armer et guetter… Mieux vaut prévenir que guérir. En l’occurrence, pour les habitants d’Ici, la prévention, c’est un vote irrationnel.
Pierre et Frédéric vont arpenter les lieux, rencontrer ses autochtones, leur poser LA question que tous vont éluder, incapables peut-être d’y trouver une réponse argumentée. Les deux journalistes vont pourtant sympathiser avec quelques-uns : Jean, l’ancien militaire, Emma, la propriétaire du gîte rural abandonnée par son mari, Petit Jean, l’adolescent qui rêve d’ailleurs… Mais rien dans la fréquentation de ces 3 braves gens n’apportera de réponse verbalisée à l’objet de leur reportage. Alors, c’est Thierry Beinstingel, par diverses circonvolutions donnant parfois au roman une forme éclatée, qui va chercher dans l’Histoire, dans la vie quotidienne de ces sans-grades, dans le paysage de la France périurbaine et rurale, pour trouver des morceaux de réponse à LA question.
« D’amnésie en oubli, d’abandon en désintérêt, nous traversons les années en faisant bien attention de marcher entre les clous (…). Et nous voici, d’ennui à ennui, arrivés mollement à notre époque actuelle. (…) Slogans, devises, dictons, formules, sentences, préceptes et clichés en guise de conversation, nous attendons la suite des jeux du cirque, la curée des idées, le retour aux curés, la boucle est bouclée, circulez, il n’y a plus rien à voir : voici nos jours. »
Dans ce renvoi vers une France fantasmée, nostalgique d’une grandeur battue en brèche par la platitude de la vie contemporaine (a fortiori lorsque cette vie se déroule dans des régions loin de Paris, des ors de la République ou du Mont Saint Michel), Thierry Beinstingel se rapproche dans son constat de celui d’Alexis Jenni, dont « L’Art Français de la guerre » trouvait également la source du repli sur soi dans cette gloire déchue qui remplit les livres d’histoire, dans cet inconscient collectif qui s’attribue un rayonnement aujourd’hui invisible. Alors, quand le champ politique se remplit dans son discours de ces vieilles rengaines qui se poussent du col, les villages relèvent le nez, serrent le poing et sentent le vent du renouveau sur leurs terres oubliées. Tout au long de 130 chapitres courts, Thierry Beinstingel alterne l’observation de ce terroir à l’encéphalogramme plat, de ses habitants arrivés ici par hasard, avec des rappels au passé et un ancrage dans la politique contemporaine.
Thierry Beinstingel parsème régulièrement ses chapitres de phrases sans verbes, comme pour effacer encore plus toute idée d’action dans ce décor atone, comme pour saisir exclusivement des sensations, des images similaires aux photos figées de Raymond Depardon. Faux Nègres est au fond un roman d’observation, un exercice de contemplation désarmée face au délitement d’un pays hypnotisé par des démons intimes. On le referme avec un goût amer, conscient d’une expérience littéraire intéressante, audacieuse, parfois déroutante, associée à un sujet qui exhale une étrange odeur de renfermé.
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