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L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage de Haruki Murakami

Par Benjamin Fogel, le 09-10-2014
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2014' composée de 9 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2014. Voir le sommaire de la série.

Cet article dévoile de nombreux éléments de l’intrigue et il est préférable d’avoir déjà lu le livre avant d’en attaquer la lecture.

L’univers récent de Haruki Murakami se démarque principalement au travers de deux éléments : les gimmicks et les ambiances. Au niveau des gimmicks qui reviennent le plus régulièrement, on note l’utilisation de la musique (jazz ou classique) comme film conducteur, les descriptions – succinctes ou hyper détaillées, mais toujours systématiques – des plats  et des aliments, et la mise en valeur de l’entretien du corps (piscine, exercices au sol, activités sexuelles). Quant aux ambiances, on en revient quasiment tout le temps au fantastique et à l’apparition de celui-ci dans le quotidien d’êtres normaux et sans histoire, le tout noyé dans des tons brumeux où l’ennui et la routine occupent le premier rang de la composition.

De ces deux éléments, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage retient intégralement les gimmicks, sans en oublier un seul, mais laisse de côté le fantastique pour se focaliser sur le réel et plus particulièrement sur la psychologie des personnages. Or plus sa bibliographie s’étoffe, plus ses gimmicks font office d’ornements, certes sympathiques, mais incapables de créer des dynamiques et de supporter pleinement l’histoire. Et une fois le fantastique évaporé, il ne reste plus, face à la banalité du quotidien, que l’exploration des traumatismes passés des personnages, ceux-ci constituant le thème principal de ce treizième (?) roman où Tsukuru Tazaki va tenter de comprendre des années plus tard pourquoi ses quatre meilleurs amis d’enfance l’ont exclu du groupe qu’ils formaient adolescents ; disparition, nostalgie et prise de conscience rapprochant le livre de son cinquième roman, La Ballade de l’impossible (1987), le plus réaliste d’entre eux.

Si la trame peut paraître excitante, son déroulement semblera malheureusement souvent vain, car en lieu et place des incursions fantastiques qui bousculaient le quotidien et justifiaient le récit, on retrouve des révélations psychologiques si peu crédibles qu’elles apparaissent ironiquement encore moins probables que les touches surréalistes habituelles. Deux postulats qu’il faut accepter avant de se plonger dans L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : il est naturel de se faire exclure de son groupe d’amis sans jamais exiger la moindre justification ; il est envisageable de décider de retrouver ces mêmes amis seize ans plus tard pour exiger une explication, simplement parce qu’une fille que l’on fréquente depuis quelques jours trouve qu’on manque de chaleur, et que cela ne peut être dû qu’à un traumatisme passé qu’il faudrait solutionner fissa.

Haruki Murakami ne semble lui-même pas croire à la plausibilité de son pitch

Le pire, c’est que Haruki Murakami ne semble lui-même pas croire à la plausibilité de son pitch tant il s’efforce de nous y faire adhérer à coup de dialogues redondant et d’explications qui sonnent faux. On aurait pu apprécier cette idée de suggérer que nos réactions humaines sont parfois si étranges qu’elles valent bien un chamboulement d’ordre surnaturel, mais la manière dont l’auteur décortique celles-ci démontrent bien qu’il n’y avait nulle intention de ce genre ici.

On se retrouve prisonnier avec des personnages particulièrement stéréotypés : si les quatre amis d’enfance sont tous associés à une couleur, ils possèdent chacun également une caractéristique clairement définie. Il y Rouge, l’intello modeste ; Bleu, le sportif jovial ; Blanche, la jeune fille pure avec ses « traits réguliers et délicats qui rappelaient ceux d’une poupée japonaise traditionnelles » qui joue du piano ; et enfin Noire qui incarne la fougue et qui a « beaucoup de charme » (il est inutile, je suppose, que je surligne à ce stade la répartition particulièrement genrée des attributs). Bref, on se croirait presque dans un Sentai. Surtout qu’au-delà de la définition des caractères des personnages, les échanges entre eux sont également emprunts de vacuité, confère la scène au restaurant entre Tsukuru et Sara. Bien évidemment, à chaque description convenue (les traits du visage d’Haida, son ami de la fac, font par exemple penser à « ceux d’une statue de la Grèce antique »), on se demande s’il ne faut pas accuser la traduction, si des subtilités de langage qui auraient conféré un double niveau de lecture à certaines descriptions n’ont pas disparu au passage.

Seul le parcours intéresse Murakami, celui-ci n’éprouvant aucun intérêt pour les résolutions

La seule force de L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage réside, comme souvent chez Murakami, dans la capacité à créer une histoire haletante autour d’un personnage qui ne se démarque en rien de ses congénères, comme si chaque vie, de par les jeux psychologiques qui définissent chaque être, pouvait naturellement faire l’objet d’un roman. Chaque trouble est traité comme une énigme, et le livre emprunte une fois de plus au roman policier sa manière de fonctionner sur des mystères qu’il faut résoudre. Néanmoins, seul le parcours intéresse Murakami, celui-ci n’éprouvant aucun intérêt pour les résolutions.

Si on ne lui reprochera évidemment pas le biais de ne pas apporter de réponse ni aux mystères qu’il soulève (l’histoire du père d’Haida, l’assassin de Blanche) ni aux romances de ses personnages (l’avenir de Sara et Tsukuru), l’absence de réponse ayant souvent été un atout chez lui, on s’interrogera, d’autant plus après l’épisode 1Q84 dont j’avais longuement parlé ici, sur le sens de tout ça ainsi que sur la cohérence et le lien entre les scènes et les événements. Pour la seconde fois, on en arrive à se demander si Murakami n’a pas simplement compilé plusieurs bribes d’idées, sans avoir le courage de mener la moindre d’entre elles jusqu’au bout de son développement.

Si certaines pistes pourraient revaloriser le roman – notamment celle du lien entre les rêves et la réalité qui induit la possibilité que Tsukuru ait réellement violé Blanche – je ne suis absolument pas convaincu par celles qui voudraient que Tsukuru soit une métaphore du Japon et que les chocs psychologiques qu’il reçoit constituent des métaphores de l’histoire du pays, illustrant la nécessité de trouver dans le passé les causes d’un traumatisme présent afin de s’assurer qu’il ne se reproduise pas dans le futur, le tout en faisant notamment écho à Fukushima. De toute façon, ce n’est pas Haruki Murakami, toujours aussi frileux à l’idée de s’exprimer sur ses œuvres, qui nous en apprendra davantage.

Peut-être peut-on déceler ses intentions d’auteur dans une réplique d’Haida : « Moi, pas du tout. J’ignore pourquoi, mais, de nature, je ne suis pas doué pour cela. Déjà, à l’école primaire, je ne m’en sortais pas bien avec les travaux manuels simples. Je ne parvenais pas à assembler correctement les petites pièces en plastique. Ce que j’aime, c’est réfléchir à des choses abstraites ». Tout semble là : l’incapacité à écrire un roman réaliste cohérent où tous les éléments s’imbriqueraient parfaitement. Murakami est devenu un rêveur qui se laisse désormais guider par sa prose.

A l’heure où il incarne l’écrivain mondial – que ce soit en terme de présence géographique et de succès, ou de par sa capacité à puiser dans toutes les cultures, au point de masquer de plus en plus son identité japonaise –, on reste déçu face à celui censé réunir autour d’un même livre grand public et critiques, les ambiances apaisantes et les partis pris psychologiques ne masquant pas totalement l’absence de véritable proposition littéraire.