La condition pavillonnaire de Sophie Divry
Il y a comme une sorte d’effet Brandt Rhapsodie dans La Condition Pavillonnaire : là où Benjamin Biolay et Jeanne Cherhal étranglent une histoire d’amour en une chanson de 4’44’’ (de la passion amoureuse au divorce, de la vie des sens à la vie domestique, via l’évolution du champ lexical des SMS ou des petits mots sur la table de la cuisine), Sophie Divry se charge en 263 pages de liquider la vie entière d’une femme. Une liquidation totale, un travail de sape patient et méticuleux, par le détail. C’est L’Enfer de Dante à l’ère Moulinex : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance (devant votre réfrigérateur) »…
La couverture de La Condition Pavillonnaire est d’évidence peu engageante et pourtant saisissante. D’abord, un titre sublime, renvoyant inévitablement à La Condition Humaine de Malraux, et évoquant, dans sa sonorité et sa structure, La Colonie Pénitentiaire de Kafka, comme pour apparenter son roman aux univers dépersonnalisés et carcéraux, absurdes et désespérés, du romancier tchèque amateur d’insectes de grosse taille et probablement victime avant l’heure de phobie administrative. Puis l’illustration : un aquarium sphérique surmonté d’un bouchon solidement vissé. Un poisson rouge y nage, regardant vers le fond du bocal puisque le seul accès vers un ailleurs est condamné. Grosse ambiance, gaz hilarant à tous les étages… Mais le lecteur va plonger le regard dans l’eau croupie de cette geôle et y regarder se débattre l’héroïne captive de ce roman au magnétisme troublant.
M.A. C’est tout ce que nous saurons de l’état civil de cette femme. M.A. comme Emma… Emma Bovary, encore surprise à trainer dans la littérature contemporaine, femme incarcérée dans une vie qu’elle aurait aimée plus intense, plus excitante, plus passionnée, plus loin de cette province ennuyeuse et de son fade mari Charles et plus près de… de qui, en fait ? Non, vraiment, qu’aurait-elle pu espérer, la star flaubertienne, avec ses amants médiocres ? Et M.A, toi que tutoie Sophie Divry du début à la fin, toi qui « t’ennuyais beaucoup quand tu étais petite » (première phrase du chapitre 1, page 15… on peut clairement parler ici de déclaration programmatique), que pouvais-tu imaginer de ta vie ?
D’un roman baptisé La Condition Pavillonnaire, on aura la lucidité de ne rien attendre de spectaculaire du destin des personnages qui vont y barboter. La messe est dite. Mais certains curés inspirés n’ont pas leur pareil pour sublimer un éloge funèbre : Sophie Divry a ce talent pour trouver et organiser les mots qui donnent du corps au vide, de l’épaisseur à l’évanescent.
M.A., tu nais du côté de Chambéry, fille ordinaire de cette France des Trente Glorieuses qui s’aménage le territoire et qui s’électro-ménagise… Ton enfance est sans histoires, sans vrai souvenir non plus. Tu grandis, tu pars étudier l’économie à Lyon. Premiers pas loin du cocon familial et premières expériences, notamment celle de la solitude dans ton appartement d’étudiante. Tu rencontres des gens, des garçons et des filles de ton âge, dont ton futur mari François et ta meilleure amie Chloé. Tu finis tes études, tu auras eu l’occasion au cours de ces années de perdre sans enthousiasme ta virginité entre les bras d’un Espagnol estival, tu pars t’installer avec François près de Chambéry – retour aux sources – et tu te maries avec cet homme à la tiédeur rassurante.
« (…) les plus âgés d’entre nous sachant ce qui attend les mariés, quand tout le monde est parti, la table débarrassée des couverts, les derniers au revoir échangés, et qu’on se retrouve seule devant un réfrigérateur. »
Puis ta vie défile selon un schéma bien ordonné : l’achat du pavillon, les enfants, les amis, les courses, les vacances, la carrière… L’ennui. Profond. Qui s’installe, qui s’insinue, qui dure. Jusqu’à l’éveil complet de tes sens dans les bras d’un amant ambitieux (professionnellement…) et bien moins attaché à toi que tu ne le pensais. Mais dans cette parenthèse, tu aimes vraiment. Intensément. Jusqu’à l’interruption précipitée de cet amour que tu croyais plus solide… Un abandon qui te confirme qu’ici encore, tu étais seule. Alors le doute, la dépression, le psy, les loisirs qui changent brièvement les idées, mais la capitulation quand même et la lente glissade vers la vieillesse, la solitude puis la disparition.
« Puisque c’était cela, fonder une famille ; devenir reine et esclave à la fois ; avoir constamment le souci des autres, adultes comme enfants (…) ; mettre son corps au service du bon fonctionnement de la machine familiale, pieuvre dévorante dans laquelle toute la personne de M.A. s’était fait avaler, toute sa personne manipulée par les tentacules de la bête, qui tour à tour demandait un biberon, un conseil, où est passé le puzzle et qu’est-ce qu’on mange ce soir ma chérie (…). »
Tout cela est d’une confondante banalité, on croirait presque que c’est réel. Et ça l’est, au fond : remplacez « M.A. » par le prénom de votre choix ; nombreuses sont les vies autour de nous qui s’approchent de celle de cette femme (sinon, vous mentez).
La Condition Pavillonnaire est la chronique d’un renoncement général à l’abri des notices d’utilisation et des soirées télé, la dissection de la soumission d’une femme à la puissante inertie d’un quotidien aussi lourd que le couvercle d’une cocotte en fonte. Il y a du Houellebecq (et pas seulement en raison d’un usage fréquent du point-virgule…) dans cette peinture de la classe moyenne, dans l’expression d’une forme de désespoir conscient, subit, presque entretenu malgré soi, dans le constat de la vacuité des vies que propose cette société de consommation. Victime presque consentante de forces invisibles qui l’écrasent, comme anesthésiée, enfermée dans une cage en verre, l’héroïne de Sophie Divry est impuissante à changer la trajectoire de sa vie, n’a aucune échappatoire, aucune voie apparente vers le but qu’elle souhaitait poursuivre étudiante : « être heureuse ». On pense alors à la citation de Samuel Coleridge, reprise dans La Physique des Catastrophes de Marisha Pessl : « Le bonheur est un chien qui se dore au soleil. Nous ne sommes pas sur Terre pour être heureux mais pour vivre des événements incroyables. »
M.A., empêtrée dans le piège que lui a tendu Sophie Divry avec une habileté rhétorique implacable, est un chien docile, à l’abri d’une niche douillette, attachée à une chaîne dans un jardin tondu avec soin. L’auteur décortique l’ensemble des mécanismes qui viennent entraver M.A., qu’ils soient externes ou intimes. Elle paralyse son héroïne dans un monde qui ne vit que du bruissement des appareils électro-ménagers ou des biens de consommation qu’elle entasse comme tout le monde. Et, par contraste, Sophie Divry laisse entrevoir l’énergie et la force qu’il faudrait mettre en mouvement pour changer le cours de sa propre vie.
Le pouvoir d’attraction masochiste de La Condition Pavillonnaire, qui pousse aussi le lecteur à porter un regard un peu sadique sur cette histoire (et pour finir avec une pirouette flaubertienne…), est peut-être dans cet effet-miroir qui agit comme un dommage collatéral : M.A., c’est nous ?
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