2014 vu par Cécile Mainardi
Avec des recueils de poèmes comme La Blondeur ou Rose activité mortelle, Cécile Mainardi est une poète dont j’admire depuis longtemps la voix, le rythme, l’obstination à tourner autour d’un motif obsédant. Pour Playlist Society, elle a accepté de revenir sur son année 2014, son rapport au temps et à la mort de deux grands poètes.
Se retourner sur 2014, dire ce qu’a été 2014, alors que nous ne voyons plus passer le temps à l’échelle d’une année, n’habitons plus ces vêtements devenus trop petits que sont ces unités de temps (on ne se trompe plus d’une année sur les chèques de janvier, mais facilement d’une décennie), entreprise délicate.
Comment donc évoquer 2014 sans d’abord traduire la sensation étrange que donnent ses vaporeux et mouvants contours ? Comme si l’année débordait de sa trop étroite gangue de douze mois, les premières commémorations de la guerre de 14 ont commencé à l’automne 2013, soit trois mois en avance sur la date de son centenaire ; 2014 ne tient pas dans 2014. Comme 2013 ne tenait déjà plus dans 2013. Comme 2015 tiendra encore moins dans 2015. Comme il est probable que les prochaines années ne seront plus mesurables qu’à l’aune d’un millénaire qui les réduit en charpie calendaire. Accélération du temps, changement du paradigme temporel lui-même (affaire de technologie, de physique quantique, de cosmologie ou d’astrophysique — le big crunch, big bang à l’envers, qui pronostique une réversibilité du temps et nous fait, comme dans la pub du chocolat, l’effet d’une temporalité « qui croustille »), coexistence avec d’autres calendriers (islamique, hébraïque, chinois… nietzschéen (!)) qui grignote le monopole du calendrier chrétien.
En ce nouveau millénaire, les années ne passent plus comme les rondes unités définies que furent 68, 78, 88, 98, et encore même 2008, ces petits lopins de temps, où l’on faisait son trou douze mois durant, l’almanach du postier épinglé au mur, mais comme d’évanescentes comètes d’où l’on verrait la planète-temps s’éloigner, se rétrécir, se métamorphoser.
On ne peut plus être dans une année que par une commémoration ou une catastrophe, qu’on attend, redoute, invoque (rappelons-nous l’imaginaire de la fin du monde en 2012), comme si l’on attendait « l »’événement qui vienne refonder du sens chronologique. Qu’est-ce qui donc nous fait, nous a fait, m’a fait « tenir » dans 2014 ? Pour la poète que je suis, difficile de ne pas zoomer sur deux morts qui semblent se faire signe d’un bout à l’autre du siècle : l’une célébrée cette année, celle du poète Charles Péguy, mort sur le front en septembre 1914, l’autre du poète Bernard Heidsieck, figure majeure de la poésie sonore, mort en novembre de cette année. L’anniversaire de la mort d’un poète sublimé par la mort d’un autre (« Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles »). Et de quels poètes ! Deux poètes de la voix, du souffle et du rythme, de la phrase vivante. Deux poètes dans la poésie desquels l’énergie verbo-motrice est décisive, l’effet de présence de la voix exceptionnel. Deux poètes, deux forces d’oralisation, qui nous rappellent à l’ordre, nous disent qu’en un temps où s’aggrave le désaveu de la voix dans les communications inter-humaines, où l’inflation des sms ruine les échanges vocaux, où l’IA des smartphones nous assigne ses exo-voix, la voix humaine est à réinventer. Deux poètes qui semblent me chuchoter à l’oreille que là est l’horizon de mon véritable travail poétique, qu’un tournant est à prendre résolument en direction de la phone, que la phone c’est l’éternel du logos. Et pour cause, en cette année 2014, je suis en train de finir d’écrire L’Après-midi d’un Iphone, tout en poursuivant ma joyeuse série de « Mainardises » (courtes vidéos où l’on me voit parler).
H., en mourant, ne fait évidemment plus de la poésie sonore — une poésie insonore plutôt — mais il interroge encore, cette fois, le « qu’est-ce-que-mourir-d’un-artiste» aujourd’hui. Un certain XXe siècle se termine avec lui, un certain « son » du XXe siècle. Pourtant, sa pièce sonore « tout autour de Vaduz », improbable capitale du Lichtenstein, ne fait-elle pas un état des lieux de la carte d’une Europe éminemment 2014, juxtaposant une multitude de groupes humains toute catégorie confondue (ethnique, religieuse, géographique, culturelle…) ? Qu’un siècle se termine suppose-t-il qu’un autre commence ? Peut-être nous aura-t-il fallu plus d’une décennie pour entrer dans ce nouveau XXIe (comme les quatre années de la Grande Guerre nous catapultèrent dans le XXe siècle), peut-être que 2014 se compte au nombre de ces années qui nous y ont fait entrer. Peut-être qu’y rentrer nous y diluera de manière toujours plus grande, sans que nous ayons jamais l’impression d’y être vraiment ? Une mort de poète ne date rien, n’est l’anniversaire ni la commémoration de rien, mais une mort de poète ravive l’éternité de tous les autres. En mourant, en mourant un siècle après Péguy, il laisse en suspens la question suivante : y aura-t-il encore des poètes ? Un poète mourra-t-il encore en 2114 ? Un poète vivra-t-il ? Y a-t-il des candidats ?
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