INVERNO de Hélène Frappat
Hélène Frappat est une auteur de l’errance ; elle virevolte entre les éléments puis se perd en eux. Dans « Sous Réserve », son premier roman, elle mettait en perspective les fragments de son existence avec ceux de son univers culturel ; les citations philosophiques illustraient ses souvenirs, tandis que le cinéma expliquait ses états d’âmes. Dans « Par effraction », le voyage était initié par des bobines de films tournés en super-8, et là encore on s’engouffrait dans des méandres d’un monde plus ou moins réel dont on ressortait plus ou moins indemne. Avec « Inverno », la française poursuit sa collection d’instants en s’appuyant cette fois uniquement sur la mémoire ; et il s’agit de jouer avec les pièces d’un puzzle sans jamais reconstituer l’image finale. On pense alors à ces livres vignettes comme « La pluie, avant qu’elle tombe » de Jonathan Coe mais avec un style plus proche de Modiano où les protagonistes se perdent dans des villes/vies qui ne sont pas les siennes.
Avec son style incisif, qui essaye toujours d’en dire le maximum en un minimum de mots, Hélène Frappat enchaine les scènes comme autant de souvenirs entraperçus à travers les vitres d’un train filant à toute allure. Dans un état semi-endormi, on vogue alors entre les événements passés, les rêves et les fantasmes. On aime ainsi se perdre entre la fiction et l’autobiographie, avec ses personnages qui sont peut-être des anonymes ou peut-être des incarnations (« L. » comme un début phonétique de Hélène). Cette succession de vielles photos en forme de courts chapitres d’une page – qui comme n’importe quel cliché fonctionne à la fois tout seul et à la fois au sein d’un album complet – cherche à nous englober, et à nous rappeler que les histoires des autres sont tout aussi importantes que nos propres histoires. Ce qui mène aux retrouvailles compte autant que les retrouvailles elles-mêmes.
Les femmes sont ici liées par un bâton suspendu entre leurs épaules : qu’elles soient mère, fille ou amie, elles ne gardent de l’hiver que leur amitié comme butin ; et c’est pour cela que « Inverno » s’efforce à tracer des lignes entre elles, indépendamment des époques et des lieux. Qu’il s’agisse de L., de Emmanuelle ou de Bérangère, elles sont toutes habitées par la solitude, une solitude que les hommes ne peuvent pas comprendre et qui induit toujours la séparation (avec des conséquences plus ou moins tragiques). Les hommes n’apparaissent d’ailleurs qu’au travers des mots des femmes, comme des histoires qui n’apparaissant qu’au travers des souvenirs. Ils n’ont pas le droit de se défendre, la mélancolie parle pour eux. Dans « Sous Réserve », elle disait “Et pourquoi, faudrait-il que, se découvrant entièrement à l’autre, on perde son estime ?” ; et « Inverno » semble répondre « Parce que c’est la nature humaine, parce que les hommes sont ainsi ! ». Mais au final, il n’y a que de la fatalité. Les personnages de Jean et de L. sont-ils si différents ? Tous deux s’inventent des jalousies, et toute la vie est ici résumée : d’un côté il y a les souvenirs du passé et de l’autre les inventions du présent ; le monde ne peut fonctionner autrement.
Mais alors qu’il vise une universalité vaporeuse, « Inverno » reste un brouillard dans lequel on ne pénètre jamais totalement. C’est un livre où l’on n’apprend rien sur soi même (« il n’y a rien à savoir sur vous même ») ; l’auteur nous avait averti : il s’agit juste d’une plongé dans nos souvenirs pour se rapproprier qui nous sommes, une plongée languissante et pleine de mélancolie, qui n’interagit que discrètement avec l’imbrication totale du récit. On flotte et on flâne dans notre tête. Et cette expérience se doit d’être collective, car l’on ne se souvient jamais très bien de soi-même et l’ami qui a vécu les scènes de l’extérieur en sait parfois, via son regard neuf, plus que nous.
Alors les temps se télescopent, et on passe du passé simple au présent dans la même narration. Qu’est ce qui est un souvenir et qu’est ce qui compose encore notre présent ? Peut-on se perdre en soi même et si oui n’est ce pas un moyen de revivre ?
Hélène Frappat ne développe pas, ne construit pas, et ne donne jamais les clefs de son roman. « Inverno » comporte beaucoup de petites histoires et n’a besoin de trois fois rien pour densifier ses personnages, mais on s’y perd sans jamais s’y noyer. Peut-être que contrairement à ses précédents romans, le cadre est trop réel pour que l’on se satisfasse de si peu de repères ; peut-être que comme les souvenirs, le roman finit par tenir dans une coupe…
« Ainsi marchons-nous en exil, sur des trottoirs qui ne nous appartiennent pas, accompagnés par une foule indifférente et anonyme, regrettant le lieu où nous ne sommes pas, magnifiant les époques défuntes, à l’affût d’une étincelle de nostalgie qui, en auréolant les promesses non tenues du passé d’une lumière illusoire, plonge le présent qui n’existe déjà plus dans l’ombre. »
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