Hantologie #2 : L’hantologie brute
L’hantologie brute est la première forme de l’hantologie, celle qui se construit exclusivement à partir d’une matière première en provenance du passé. L’artiste ressent la présence des spectres et retranscrit celle-ci en à partir des éléments qu’il perçoit. Barthes comparait la photographie à un « ectoplasme de ce qui avait été : ni image, ni réel, un être nouveau, vraiment: un réel qu’on ne peut plus toucher ». Et c’est exactement ces principes que les artistes de l’hantologie brute vont essayer d’appliquer à la musique.
Le label Ghost Box, fondé par Julian House et Jim Jupp, est celui qui incarne le mieux ces musiques spectrales. Sa déclaration d’intention est très claire à ce sujet : « Ghost Box is a record label for a group of artists who find inspiration in folklore, vintage electronics, library music and haunted television soundtracks » peut-on lire sur la page d’accueil du site. The Focus Group (le projet de Julian House) est un mélange de sons puisés dans l’aspect fonctionnel des library music, dans les archives de son auteur et dans les BO de vieux films, le tout mixé avec des morceaux plein de naïveté empruntés tels quels à la pop sixties. Les voix, les lignes de basses, tous les échantillons sont des vestiges d’une autre époque que le technicien matérialise dans notre monde à l’aide de diverses machines (le titre Hey Let Loose Your Love illustre bien cela). On l’a bien compris, l’hantologie brute est avant tout une musique de technicien et de studio. Il s’agit pour l’artiste de trouver les bons outils qui vont permettre à la trace laissée par les fantômes d’apparaître sur une feuille blanche. L’artiste est ici plus médium que musicien : il se laisse pénétrer et retranscrit, faisant très clairement de l’hantologie brute le petite sœur occulte de la musique concrète et du sound collage.
Ce n’est ainsi pas un hasard si le projet Pye Corner Audio Transcription Services précise pour chacune de ses sorties que l’album n’a pas été écrit ou composé, mais bien sélectionné et transféré par le technicien en chef. Le projet existe juste pour créer un passage permettant à l’esprit de la BBC Radiophonic Workshop de perdurer et se construit à partir de génériques, de jingles et d’effets sonores. C’est comme si les ondes avaient traversé les années en attirant à elles de nouvelles bandes et s’étaient peu à peu auto-reconstruites pour réapparaitre sous une forme à moitié réelle à moitié générée par le désir de nostalgie de l’auditeur. Mais ce qui se rematérialise ici, ce n’est jamais le passé, mais une vision fantasmée du passé.
L’on touche là à l’un des points centraux de l’hantologie brute : la nostalgie non pas d’un passé révolu, mais d’un passé qui n’a en réalité jamais existé. On y croise un goût certain pour la science-fiction, comme visions d’un futur qui ne se sera jamais réalisé (les univers post-apocalyptiques ou au contraire minimalistes), une passion pour les enregistrements les plus lointains possibles, un rapport mi-sérieux mi-amusé aux bandes sons de séries, de documentaires et aux bruitages qui les accompagnaient, un attrait implicite pour les mélodies jaunies par le temps, et enfin un amour sans borne pour l’illustration sonore. Tout cela conduit à une rupture dans la normalité de nos repères. Le monde tel que nous le connaissons se fissure et laisse la place à un nouveau champ des possibles.
Au sujet de Ghost Box qui héberge son projet The Advisory Circle, Jon Brooks dit « Ghost Box est son propre monde parallèle, et sa tentaculaire carte est lentement dévoilée au fil des disques. Nous constituons de nouveaux lieux, de nouveaux personnages en évoluant, ainsi en révélant ce qui est déjà là ou révèle aussi de nouvelles pousses. Il y a de la mythologie, du folklore, de la contradiction, et de l’humour. Certaines personnes se focalisent sur le thème de la nostalgie (et il y en a en partie, effectivement), mais Ghost Box se consacre tout autant à des futurs qui ne se sont pas matérialisés, ou du moins pas encore ! ». Musicalement parlant, The Advisory Circle fait preuve, en particulier sur l’album Other Channels, d’un intérêt particulier pour les public information movies, ces messages d’utilité publique diffusés en Angleterre et qui mettaient en garde la population contre les dangers de la vie. Retravaillées par Jon Brooks, les voix de ces derniers apparaissent monstrueuses et contrastent avec les mélodies bonne enfant et intemporelles qui les accompagnent. Le vivant rassure, mais le spectre du vivant inquiète.
Mais quoi qu’il arrive, quels que soient les risques et les dangers, l’artiste hantologique est là pour ramener, ne serait-ce que quelques instants, le spectre à la vie. Philip Jeck, grand nom de la musique concrète, est l’un de ceux qui a rapidement accepté cet état de fait : « there is almost ghost of the past that I’m trying to resurect, to get something new out of them » dit-il au premier degré, lui qui travaille comme un archéologue, qui extrait des distorsions et des rythmiques à partir de vieux vinyles enfouis, et dont les instruments principaux sont des platines Linn et Dansette et des enregistreurs Uher et Akai (Surf). Il aime l’idée que l’outil agisse comme un rayon x : la différence qui existe entre la matière de base et ce qui sort des enceintes, c’est ça qu’il va essayer de capturer. Ensuite il suffira d’user de la reverb et du delay pour donner corps à ces êtres. Lorsqu’on écoute des chansons comme 1986 (Franck was 70 years old ), il n’y a aucun doute sur la nature surnaturelle du résultat obtenu. Il manipule les sources sonores, comme l’on manipulerait le réel. De même, l’expérience d’un The Pilot (among our shoals) revient à passer la nuit dans une maison hantée qui à une heure précise de la nuit se mettrait en mouvement : la vieille télé s’allume toute seule, les tiroirs de la cuisine s’ouvrent et se referment rapidement, les volets claquent, puis lorsque tout se calme, on n’entend plus qu’un vent qui souffle dans la cave et qui vous glace le sang. Même ses boucles réalisées à partir de craquement, sur Lambing par exemple, sonnent comme une rythmique prisonnière d’un tombeau qui chercherait à s’en échapper. Sur Pax, les voix finissent littéralement par sortir du disque.
L’hantologie brute donne toujours l’impression de mettre en musique les souvenirs de gens que nous n’avons jamais connu ou de lieux où nous ne sommes jamais allés. Mais plutôt qu’induire en nous l’idée du voyage, elle instigue le sentiment que ces personnes et ces endroits n’ont en fait jamais existé. Ce sont des fragments de choses qui étaient déjà des enregistrements, des fragments de choses qui étaient déjà une trace laissée après le vide, un moyen pour entendre les morts après leur mort. Mais à chaque écoute, ces gens et ces lieux disparaissent pour être remplacés par d’autres images. Les formes sont évanescentes et on ne peut jamais les attraper à pleine main. On croit reconnaitre un son ou une mélodie, on pense avoir saisi une influence, mais en fait ce n’est qu’une impression, un mauvais tour de notre cerveau et de notre mémoire. Les fantômes de l’hantologie brute n’établissent jamais de liens directs avec le passé – c’est nous et nous seul qui nous les créons –, eux ils sont maintenant à jamais détachés de leur enveloppe originelle.
C’est ce qui apparait avec des projets de field recording qui n’agisse plus comme un moyen de revivre un élément passé, mais bien comme un moyen de reproduire les sensations de quelque-chose qui n’est plus du tout. Le voyage en train proposé par Chris Watson (Ex Cabaret Voltaire) sur El Tren Fantasma est à ce titre un bon exemple : alors que l’événement est terminé et n’a aucune répercussion dans le présent, l’album agit comme des synapses qui auraient reconstruit un souvenir à travers le filtre des émotions humaines. Le train n’existe plus, ce n’est pas lui que nous entendons, mais juste la trace que l’artiste a su en conserver. Lorsqu’on ferme les yeux et qu’on se laisse emporter, la thématique du train fantôme prend alors tous son sens. Déconstruire et reconstruire ce qui est familier et anodin pour suggérer que chaque détail de l’existence laisse des fragments invisibles à l’œil nu qui flottent dans les airs et que les médiums peuvent capter.
Si l’on pousse encore plus loin l’idée de l’hantologie brute, on finit fatalement par en arriver au Conet Project. Le Conet Project est une collection de quatre disques qui reproduisent à l’identique les emissions des stations de nombres d’onde courte. Les activistes de Irdial~Discs, label spécialisé dans les projets musicaux historiques et adepte de la philosophie de libre diffusion de la musique, présente ainsi les stations de nombres d’onde courte : « Pendant plus de 30 ans, le spectre de radio d’onde courte a été utilisé par les organismes d’espionnage du monde pour transmettre les messages secrets. […] Les stations de nombres d’onde courte sont une méthode parfaite de transmission anonyme et à sens unique. Des espions situés n’importe où dans le monde peuvent communiquer avec leurs agences via l’intermédiaire de petits récepteurs d’ondes courtes standard qu’on trouve partout. […] Les stations de nombres transmettent sur des programmes inviolables, et peuvent être entendues par n’importe qui avec une radio standard d’onde courte. Les stations de nombres transmettent dans beaucoup de langages différents, utilisant des voix mâles et femelles répétant des chaînes de caractères de nombres ou de lettres phonétiques ». Ainsi à l’écoute, l’on se retrouve à écouter des messages emplis de paranoïa et à tenter d’interpréter des voix qui nous parviennent du passé. Quel est leur message, quel est le sens de tout ça ? Parfois il s’agit de femmes au ton rigide et impersonnel dont les intonations allemandes accroissent le côté mystérieux. D’autres fois, l’on se retrouve face à des voix d’enfants, et là on ne sait si c’est le Diable ou l’innocence qui nous donne des ordres.
Le Connect Project a pour particularité que la matière de base n’a pas du tout eu besoin d’être retravaillée : elle est livrée telle quelle, car sa nature joue déjà sur un décalage technologique, sur l’idée que les moyens de communication les plus simples sont les plus inviolables. Il y a du souffle et des craquements, et, dès son apparition, il portait en lui l’idée d’un message à la fois audible et incompréhensible, qui, à l’image de la trace à la fois visible et invisible, laissait supposer que des forces inconnues essayaient d’entrer en contact avec nous.
Cette ouverture de l’hantologie brute vers l’idée que l’on peut exhumer, sans y apporter la moindre retouche, des sons du passé, et que le simple fait de les déterrer constitue en soi un geste artistique fort nous amène au retour des voix du passé grâce à l’archéophone. l’archéophone est une invention française, un simple lecteur analogique en fait, qui permet de restituer les sons prisonniers de vieux cylindres de cire et c’est grâce à elle qu’on peut aujourd’hui écouter les voix d’Otto von Bismarck et de Helmuth von Moltke. Faisant partie des premières traces de la mémoire sonore – on a aussi récemment réussi à restituer les phonautogrammes enregistrés de 1857 à 1860 par le français Edouard-Léon Scott de Martinville –, ces enregistrements sont restés si longtemps enfouis qu’ils nous apparaissent aujourd’hui comme des momies qui, plus d’un siècle plus tard, transmettraient enfin leur message. Ces sons abimés et à bout de souffle nous viennent de 1889 et, en les écoutant, on a vraiment l’impression d’entrer en communication avec nos ancêtres. On ressent bien ici, une fois de plus, combien l’approche technique est une composante essentielle de l’hantologie brute.
La volonté de comprendre notre passé musical ainsi que le besoin d’établir des canaux de transmission illustrent tout à fait notre époque – on peut également noter l’existence du musée des Ondes Emile Berliner à Montreal ou du EMI Group Archive trust qui contient l’une des plus grandes collections d’enregistrements de la période 1877-1946. Bientôt il ne sera plus question de revival ou d’attrait pour le rétro. Non il s’agira d’inventer notre futur à partir des futurs imaginés par nos ancêtres. Il s’agira d’écouter et de ressentir. Le passé nous hantera, le passé nous fera peur, le passé nous réconfortera, mais surtout le passé nous aidera à mieux comprendre les répercussions que nous aurons sur notre propre futur. Et c’est en ça que l’hantologie est peut-être le courant le plus important apparu au XXIème siècle.
* Playlist hantologie brute *
1) The Focus Group – Hey Let Loose Your Love
2) Pye Corner Audio – Electronic Rhythm Number Eight
3) The Advisory Circle – Everyday Electronics
4) Philip Jeck – Wholesome
5) Chris Watson – La Anunciante
6) William Basinski – Melancholia
7) Indignant Senility – Untitled 3
8) The Conet Project – Swedish Rhapsody
Bonus : Un documentaire sur l’archéophone
– Interview with Philip Jeck par Piotr Tkacz (sur Junk Media)
– Pye Corner Audio Transcription Services – Black Mill Tapes Vol. 1 par Ulrich (sur Playlist Society)
– The Advisory Circles par Thomas Corlin (sur Hartzine)
– Recording of Shortwave Numbers Stations (sur le site de l’Irdial)
– Au musée Edison, l’Archéophone rend leurs voix à Otto von Bismarck et Helmuth von Moltke (sur l’achéophone.org)
- Hantologie #1 : Une introduction à l’hantologie par Ulrich
- Hantologie #2 : L'hantologie brute par Benjamin Fogel
- Hantologie #3 : L'hantologie résiduelle par Benjamin Fogel
- Hantologie #4: L'hantologie traumatique par Benjamin Fogel
- Hantologie #5 : Portrait de l’artiste hantologique - James Leyland Kirby par Benjamin Fogel
- Hantologie #6 : Une ouverture (John Foxx et Public Service Broadcasting) par Benjamin Fogel
- Notre essai sur l'hantologie en téléchargement gratuit par Collectif