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Home, de Toni Morrison : il fait si noir dans la tombe

Par Arbobo, le 18-09-2012
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2012' composée de 8 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2012. Voir le sommaire de la série.

Nulle part.
Nulle part sur Terre les personnages de Toni Morrison ne trouveront le repos. Ni la mère et la fille de Beloved, ni les quatre femmes exténuées de Paradis, ni la troupe hétéroclite de Un don… Il n’est pas rare qu’on referme un de ses romans le coeur vidé, convaincu que ce qui peut arriver de pire à un être humain n’est pas de mourir… mais de vivre.
Les parents ne s’aiment pas et font les pires crasses à leur progéniture, les Blancs exploitent et tuent les indigènes et les Noirs comme si de rien n’était, les bigots de toute couleur ont toujours une humiliation d’avance à vous infliger… La vie n’est qu’espoir déçu, misère, tromperie, maladie, violence, le tout dans une solitude quasi complète.

Parfois une main secourable fait espérer un peu de la solidarité élémentaire, quelque fois une amitié surmonte le temps et apporte un peu de chaleur. Bien peu de choses, finalement, viennent percer l’ombre déprimante qui recouvre la planète telle que Morrison nous la décrit. Hormis Love, tentative de légèreté et ouvrage mineur, le temps n’arrange rien et l’oeuvre de Morrison prend les allures d’un appendice du livre de l’apocalypse. Qu’elle est longue à venir, cette apocalypse. Que de souffrances encore à accumuler avant le repos de la tombe.

Il y a bien ces moments de répit, les souvenirs généralement, dont n’émergent que les meilleurs moments. Il y a bien quelques moments de satisfaction, mais voyez ce qu’ils sont : tabasser un merdeux croisé sur la route, pour mieux expulser l’horreur de la guerre. Cette guerre, machine absurde qui vous transforme et vous laisse dans un lent pourrissement ad vitam. Pourtant, se dit le mal nommé Frank Money, l’armée ne l’a pas si mal traité que ça. Surtout, comprenons-nous à demi-mot, comparé aux exactions de la société américaine, supposée être en paix.
Une seule issue, continuer à se battre jusqu’à trouver un tant soit peu de paix. Dans Home, le chemin vers la dignité est un tapis de cendres.

Morrison nous transporte, selon les romans, dans différentes époques, mais sa patte et la tonalité perdurent. Les variations de son écriture s’adaptent (indépendamment de la valse des traducteurs, déjà 6 en 10 romans), avec plus ou moins de rondeur, plus ou moins de polyphonie. Voilà, ajouté à un destin terrible, pour la part faulknérienne, indéniable. Quelle que soit l’époque du récit, la violence prend le pas sur l’espoir. En 2012 on ne peut plus tuer un noir pour un oui ou un non sans que la Justice frappe. Les écoles, les toilettes, les bus, ne sont plus ségrégués comme ils l’étaient encore dans ces années 50 où se situe Home. Malgré l’insistance sur les détails de ce racisme et ces humiliations, on acquiert à la longue la conviction que le message de Morrison n’est pas là. Car quelle que soit l’époque, dans le fond rien ne s’améliore vraiment pour ses semblables et le fardeau de la vie, ses avanies, ne deviennent pas plus supportables. La vie est une longue asphyxie, nous conte Toni Morrison, et l’Humanité contient bien peu d’humanité.

Partout mise en avant au moment où ce livre sort, sa concision n’est qu’une demi-surprise. Hormis Le chant de Salomon et Paradis, Toni Morrison ne nous a pas habitués à des pavés. On pourrait y voir l’indice que ce livre serait sinon le dernier, du moins l’annonciateur d’un épilogue. Toutes les formes de malheur, de violence et d’injustice sont condensées dans ces quelques pages. Et, comme s’il n’était plus temps de laisser le lecteur s’imprégner et s’éclaircir la vue dans une écriture suggestive, le style est le plus souvent direct, bien tourné mais sans fioriture ni jeu de piste.
Et puis quelle lecture faire du propos, finalement ? Farouche adversaire d’un racisme qui n’en finit pas, féministe incognito, Toni Morrison est une conférencière militante (Playing in the dark, passionnants exercices de révélation) mais, hormis à ses tout début, pas une écrivaine didactique. Forte d’un propos exposé sans écart depuis 40 ans, Morrison complexifie le récit. La religion devient une cible, et l’adversaire n’est pas toujours le Blanc mais surtout ce qu’il a instillé parmi les Noirs, haine de soi, violence, division… On peut lire Home comme un roman éminemment américain, ou comme un récit plus universel. Ce qu’il y a de plus noir chez Toni Morrison, ce sont les âmes, les actes de nos vies misérables. Le racisme y est un couteau planté dans une plaie qui était déjà ouverte.

Livre coup de poing, Home est dans la droite ligne de l’oeuvre morrisonienne et lui fait honneur. Non pas comme geste littéraire total comme put l’être Paradis, mais un de ces livres à hauteur de femme et d’homme auxquels elle nous a habitués, à hauteur de genoux cagneux et de cheville fatiguée.

Il faudra un peu plus de recul pour juger où placer ce roman dans l’oeuvre de Morrison. Et c’est bien là qu’il se situe, dans une oeuvre qui l’éclaire et lui donne son épaisseur ; on déconseille d’ailleurs de découvrir Morrison par ce roman.
Reste une certitude : on le referme la mâchoire endolorie et les yeux rougis.

>> Interview à Télérama, août 2012