RÉSERVE TA DERNIÈRE DANSE POUR SATAN de Nick Tosches
“Picoler, soudoyer, baiser : c’était ça le rock’n’roll”
Nous sommes en 1953, non en fait, en 1963. Mais, pour être tout à fait juste, nous sommes bien avant et et un petit peu après 1963. Le monde ne le sait pas encore, mais dans quelques heures, quelques mois, quelques années il va connaître ce qui sera sa plus grande révolution culturelle depuis des lustres : l’avènement du rock’n’roll et d’une toute nouvelle industrie, celle du disque.
Le rock n’est pas un pacte signé avec le diable, un soir à la croisée des chemins, comme voudrait nous faire croire une légende soigneusement entretenue. Cette musique n’est pas non plus née ex nihilo dans un studio un jour d’août de 1953 ; le rock’n’roll n’est pas affaire de jeunes blancs becs en mal de reconnaissance voulant faire plaisir à leurs mamans. Le rock’n’roll est une longue et lente maturation qui, par un concours de circonstances, explosera durant la période 1953-1955.
La fascination de Nick Tosches pour le rock’n’roll et ses origines ne date pas d’hier. Son second livre était une biographie de Jerry Lee Lewis (Hellfire) et un autre de ses ouvrages de référence Unsung Heroes of Rock’n’roll faisait la part belle à ses musiciens qui ont créé ce genre bien avant Elvis Presley, Bill Haley, Eddie Cochran, Gene Vincent et co. Le journaliste américain avait mené une véritable enquête à la source dévoilant au monde des portraits plus vrais que natures, des vraies gueules et des histoires à faire pâlir n’importe quels chérubins du Paradis.
S’il existe une face cachée du rock’n’roll, une histoire honteuse, des dossiers cachés, Nick Tosches ira les débusquer. Et c’est ce qu’il fait avec Save the Last Dance for Satan (Réserve ta dernière dance pour Satan), prolongement naturel d’Unsung Heroes. Au travers des figures historiques que furent Hyman Weiss, Abner Spector, Frank Costello et le DJ Jerry Blavat, Nick Tosches raconte l’envers du décor : le rock’n’roll de la mafia, le rock’n’roll du blanchiment d’argent, le rock’n’roll des affaires sales. A partir d’une simple chanson sortie en 1963 Sally, Go’Round The Roses du trio féminin The Jaynetts, il met à nu toute la face cachée d’une industrie. Tous les crédits attribués sur ce disque seraient faux : de l’auteur de la chanson attribué à Abner Spector jusqu’aux noms des interprètes féminines. Lorsqu’on connait l’influence qu’eut ce morceau sur des générations de musiciens (et de musiciennes), il est intéressant de connaître la vraie histoire de ce One Hit Wonder. De fil en aiguille, on découvre ainsi que le début du rock’n’roll, ce n’est que magouilles et compagnie : du racket sur les jukebox (sic !) au backschisch des Disc-Jockeys sur les radios nationales ou privées, tout était bon à l’industrie musicale naissante pour imposer tel ou tel poulain des labels d’alors.
La fin justifait les moyens et ces pratiques portaient un nom : la payola, une corruption à grande échelle des maisons de disque sur les stations de radio. Seul le DJ Jerry Blavat refusa ces pratiques, car il ne se fiait qu’à son oreille et à son instinct pour juger si tel ou tel disque passerait durant son émission de radio. Il se fit ainsi un nom grâce à sa probité et à ses choix musicaux. Dans toute sale histoire, un Eliot Ness apparaît et commence (malgré lui) à faire le ménage dans des pratiques plus que douteuses.
Cette histoire non officielle du rock’n’roll est racontée par Nick Tosches en très courts chapitres, nous passons d’un méfait à un autre, au rythme effréné des trois accords du rock. Un chapitre peut faire deux pages et un autre une dizaine. On passe ainsi du business des jukebox, leur interdiction dans les années 50(re-sic !) à l’histoire étonnante et émouvante du morceau Sally Go’Round The Roses, en un battement de cils. Longtemps, je me suis demandée si ce parti-pris était dû à la traduction ou bien au style voulu et emprunté par l’auteur. Et après une enquête minutieuse sur le Net, je me suis rendue compte que le format voulu, cette suite de sketches, n’était en fait qu’une introduction à un univers bien plus vaste qui pourrait être résumé dans cette très courte séquence du livre :
“Des pièces qui tintent à l’intérieur du grand juke-box incandescent en bakélite. Une avalanche de pièces s’abattant dans la rue depuis une fenêtre au neuvième étage. Oui c’était une grande époque.”
Ces trois petites phrases invitent les amateurs du genre à se poser des questions sur l’origine d’un mouvement qui a quelque peu bouleversé leurs vies. Nous voulons en savoir plus sur le gangster Frank Costello, le producteur Hy Weiss et le DJ Jerry Blavat dont la sortie sur les Beatles est une des plus cocasses du livre. Le format très court du livre est donc une invitation à en savoir plus, à creuser un sujet qui, in fine, nous importe car que nous le voulions ou non, le rock et ses avatars font partie intégrante de nos vies, depuis quelques décennies.
Il y a certes des naissances plus glorieuses mais d’autres sont plus anecdotiques, et même si celles conjointes du rock et de l’industrie musicale ne sont guère flatteuses, on ne peut nier la fascination qu’exercent, à leur tour, ces histoires sur nous. Et lorsque nous reconstituons patiemment la tapisserie de ces années, une question nous brûle alors les lèvres : le rock’n’roll n’est-il pas, au final, la plus grande escroquerie de l’histoire de la musique ?
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