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On reproche souvent aux critiques soit de faire preuve de trop d’objectivité et de ne juger les disques que via le spectre de critères définis où l’émotion n’a jamais sa place, soit de se laisser aller à des jugements purement subjectifs qui ne se fondent que sur l’amour ou la rancœur accumulé pour un groupe. A titre personnel, je pense qu’il n’y a pas de vérité unique et que la critique se situe toujours à la lisière de ces deux mondes. Cependant le cas de Pearl Jam est différent. Les habitués de Playlist Society le savent depuis longtemps, Pearl Jam est mon groupe culte, celui que je défendrais corps et âme jusqu’au bout. Il n’y a que peu de groupes envers lesquels je me sens un devoir de loyauté, Pearl Jam est même peut être le seul. Je ne rentrerais pas dans les détails de ma vie qui m’y ont lié à tout jamais mais dans les grandes lignes on peut dire qu’il est à la croisée de beaucoup de positionnement dont je me sens proche : des influences capitalisant sur la folk, le punk et Fugazi ; un engagement politico-social, moins tape-à-l’œil et plus sincère que celui de Bono ; une approche humaine des relations avec son public ; et surtout une quantité de titres qui expriment sans cesse des émotions contradictoires, successivement ténébreuses et émouvantes, violentes et apaisées.

Comment aborde-t-on la critique d’un album d’un de ses groupes phares ? En étalant ses connaissances ? En usant et abusant de superlatifs ? Je ne sais pas, mais je souhaite éviter de m’égarer, essayer de ne pas inaugurer ce texte par une longue rétrospective sur l’intégrale de la discographie du groupe. Car c’est bien de « Backspacer » dont il est question aujourd’hui et seulement de lui.

Une ouverture en forme de chaos rock’n’roll, un riff typiquement gossardien appuyé par les chaudes ligne de basse de Jeff Ament, « Gonna See My Friend » est un brûlot rock sanglant où Pearl Jam affirme sa virilité et sa rugosité. « Got Some » replonge l’auditeur en plein cœur de « Vs. » via ses guitares aiguisées et la voix rageuse d’Eddie Vedder. La fougue adolescente de la génération X irrigue mes veines. A l’écoute d’un tel titre, on s’étonne que certains aient encore des doutes. Pourtant l’évidence est là : Pearl Jam est le plus grand groupe de rock encore en activité. De REM aux petits jeunes qui cherchent à retrouver l’essence de la nervosité, des Strokes aux mastodontes du panthéon.

Comme souvent avec Pearl Jam, le single « The Fixer » est peut être le plus mauvais titre de l’opus (rappelez-vous « Yield » et « Do The Evolution »). Les intonations et les « yeah yeah » font forcément écho aux déceptions que furent il y a 3 ans des titres comme « Unemployable » et « Big Wave ». Manquant définitivement de finesse, le titre semble s’efforcer sans succès de dépareiller le moins possible, et réussi in extrémis à sortir de la masse au travers de sa courte antienne. Heureusement « Johnny Guitar » remet directement la pression. La cohérence du groupe laisse l’auditeur abasourdit. Les guitares crient à l’unisson et le retour de Brendan O’Brien derrière les manettes ne laisse aucun doute. Comme il est satisfaisant de constater que le groupe n’a toujours pas renié ses influences punk, et ce même s’il en livre une version complexe des plus techniques ; comme toujours ici, il est plus question d’état d’esprit que d’arpèges.

« Just Breathe » est la première ballade de « Backspacer » et fait la part belle aux arrangements ambitieux et raffinés. La plus grande force de Pearl Jam est sûrement cette capacité à passer de l’épopée grunge punk à la plus touchantes des aubades folk. Eddie Vedder l’a récemment prouvé aux néophites via la BO de « Into The Wild », il est un songwriter hors-pair qui peut aisément matérialiser un pont entre Neil Young et Andrew Bird. De par ses sonorités et son chant, « Amongst The Waves » fait vaciller. S’inscrivant dans la droite lignée des morceaux phares de « Ten », il emplit à nouveau le cœur de souvenirs : les terres abandonnés depuis 1991 retrouvent de leur splendeur. « Unthought Known » s’ouvre sur un diptyque classique guitare rythmique / lead guitare, le piano apparaît avec discrétion pour finalement mener le titre. Tout l’héritage du groupe est là, de Bob Dylan aux Who.

« Supersonic » s’envole sous la frappe puissant de Matt Cameron qui une fois de plus développe une osmose incroyable avec Jeff Ament et sa rapidité d’exécution. Le titre est légèrement anecdotique replacé dans le contexte de la discographie complète du groupe mais offre un savoureux moment de défoulement. « Speed Of Sound » puise sa force au plus profond des racines américaines, pour livrer une ritournelle émotionnelle qui n’émouvra peut-être que les aficionados du timbre de voix si particulier d’Eddie Vedder, mais qui les touchera en profondeur. « Force Of Nature » a tout du single classic rock mais conserve une construction qui ne s’adonne jamais à la facilité. Enfin « Backspacer » se conclut sur « The End » un titre qui marque la fin d’un brillant chapitre. Noir et sombre tout en regorgeant d’espoir, « The End » possède à la fois la tristesse d’un Antony & The Johnsons et la conviction de jours meilleurs de Okkervil River ; peut être la plus poignante chanson du groupe depuis « Nothing Man ».

Court, direct et incisif, « Backspacer » est une magnifique synthèse de la carrière de Pearl Jam. Une synthèse qui n’a pas vocation à ressasser le passé mais bien à extirper un tout des plus cohérents de ce dernier. L’album gagne parfois en ferveur ce qu’il perd en profondeur, mais c’est pour mieux revendiquer sa vigueur et magnifier le grand écart que la bande à Eddie Vedder arrive à faire entre hier et demain. Depuis l’arrivée du batteur de Soundgarden derrière les fûts, le groupe de Seattle a acquis une stabilité intemporelle, et semble plus soudé que jamais.

9 albums en dix-huits ans : si ce ratio est significatif de la vitalité et la régularité du groupe, « Backspacer » est lui significatif de sa constante qualitative. La prochaine fois, Pearl Jam aura 20 ans et publiera son dixième opus ; je ne crois pas beaucoup m’avancer en disant que je serais fidèle à ce rendez-vous.

Note : 9/10

>> Globalement, j’ai une histoire quai fusionnelle avec chacun des albums de Pearl Jam. Chacun a accompagné des périodes clefs de ma vie, et tous possèdent une aura spécifique, mais si afin de mieux exprimer mon approche de l’entité, il fallait classer les opus du meilleur au moins bon – enfin « du meilleur au moins bon », on parle d’albums qui oscillent tous entre 8 et 9,5 sur 10 – voilà comment je distribuerais les cartes :

« Vitalogy » (1994)
« Vs. » (1993)
« Riot Act » (2002)
« Yield » (1998)
« No Code » (1996)
« Backspacer » (2009)
« Binaural » (2000)
« Ten » (1991)
« Pearl Jam » (2006)