On pourrait choisir bien des approches pour parler du nouveau film de Jacques Audiard tant ce dernier recèle de thèmes qui n’ont pour but que d’enfermer le spectateur au sein du film. Néanmoins beaucoup de ces angles d’analyse ne déboucheraient que sur un mur impossible à traverser. Effectivement « Un prophète » aurait pu être un film politique qui aurait dénoncé les conditions de vie dans les prisons françaises et qui, se calant sur l’actualité, aurait étudié les tréfonds de ce microcosme. « Un prophète » aurait également pu être une fable sociale sur les origines, sur la religion et sur la nécessité d’appartenir à un groupe. Ou alors, il aurait tout simplement pu être, comme on a d’ailleurs pu le lire ici ou là, une version européenne de Scarface et des films de Scorsese. Cependant essayer de donner un sens à ce film, essayer de lui chercher des références, essayer de comprendre son combat, c’est déjà diminuer son essence.
Jacques Audiard tourne peu mais ne tourne jamais pour rien. Chacun de ses films est empli d’une ambition qui va bien au-delà du simple message ou de l’exercice de style. Depuis « Regarde les hommes tomber » et jusqu’à « Un prophète », Jacques Audiard a construit une véritable œuvre qui va chercher à chaque fois un peu plus loin la quintessence de l’homme. Qu’il y parle de filiation maître/élève, de personnages au coeur froid, de manipulation, l’auteur est clairement le meilleur ennemi du manichéisme et des explicitations psychologiques de bas étage. Ses protagonistes ne sont pas des héros qu’on aime à la fin du film et encore moins des personnages dont on perce les mystères en moins de deux heures. C’est peut être pour cette raison que Jacques Audiard n’utilise jamais le même acteur. Kassovitz dans « Un héros très discret », Cassel dans « Sur mes lèvres », Duris dans « De battre, mon coeur s’est arrêté » et maintenant Tahar Rahim, chacun à sa propre histoire qu’il ne faut pas confondre avec celle des autres.
« Un prophète » est un film hors du temps, un classique instantané qui brise tous les codes sans jamais chercher à prendre parti contre qui que ce soit. Il est impossible de comprendre les tenants et les aboutissants de la pensée de Malik El Djebena, ses buts, ses envies, sa mission. Au fond, on se demande même s’il sait où il va. Malik n’est pas Tony Montana, et pour cause ! « Un prophète » est un film de l’intérieur, un film qui ne force pas les traits, qui n’alourdit ni le constat, ni l’ambiance, un film qui ne recherche ni le pathos, ni les émotions. Bref quelque chose de radicalement froid et méthodique à l’opposé aussi bien du cinéma français que du cinéma américain.
Laissant aux spectateurs le loisir d’interpréter la notion de prophète, préférant les courts moments de poésie aux scènes d’actions superflues, et ne lésinant pas sur les plans magnifiques (malgré leur discrétion), « Un prophète » propose une approche tellement différente de l’œuvre cinématographique qu’il en donne le tournis. Certains n’y verront pas mieux qu’un épisode de Oz, ou qu’un film policier carcéral, et pourtant derrière l’anodin se cache une maîtrise de la retenue et de la subtilité digne des plus grands cinéastes.
Le scénario d’Abdel Raouf Dafri (déjà derrière le dytique Mesrine) propose une galerie de personnages excitante et novatrice. Niels Arestrup, Adel Bencherif, Hichem Yacoubi et bien sûr Tahar Rahim donnent corps à cette guerre Corses contre Arabes, réussissant l’exploit d’éviter, via les dialogues et les talents de mise en scène, tous clichés et toutes fausses notes.
Jacques Audiard n’avait déjà plus besoin de faire remarquer qu’il était le plus grand réalisateur français et ce nouveau long métrage ne viendra que confirmer l’évidence. Le chalenge était ailleurs, loin de la notion même de compétition, et le pari est clairement gagné. Sans concession, sans extrapolation, sans violon, « Un prophète » redéfinit ici la notion de « justesse ».
Note : 9/10