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Restaurant Le Cosi à Paris / Le 14 avril 2010. Rencontrer les artistes qui ont marqué notre développement semblait être une entreprise vouée à l’échec. L’homme ne peut jamais être à la hauteur de l’œuvre. Il n’en est qu’une version dépouillée de ses mystères, parfois truquée au point que le magicien ne soit plus qu’un simple artisan ingénieux. Il ne faut pas connaître les rouages, il ne faut pas créer de liens au risque de voir les disques gâchés. La projection est temporellement illimitée alors que le corps se rapproche chaque jour de la fin. Bientôt il n’en restera plus qu’un.

Principe de précaution : toujours refuser le tour de manège, toujours esquiver les dialogues préconçus par des organisateurs malins adeptes de la rhétorique émotionnelle ; principe de vie : prendre les choses comme elles viennent, ne pas trop intellectualiser les moments simples, les expériences inopinées. Les principes s’opposent, seul l’instinct peut trancher. Mais le cas Joey Starr est bien différent. D’une part, il fait déjà partie de l’inconscient culturel collectif au point qu’il serait mensonger de prétendre n’avoir aucune image de lui, d’autre part, ce n’est pas le genre de personnage qui se jouera de vous en récitant des argumentaires commerciaux appris par cœur la veille. Passer une soirée avec le leader de NTM c’est comme assister à un concert de hardcore : tout et rien peut arriver.

Ce jeudi, les velléités solaires du printemps avaient soudainement été prises d’assaut par des nuages moqueurs et chargés d’eau. Cramponné à un parapluie que l’ivresse à venir me pousserait à oublier dans le restaurant, j’essayais de mettre en perspective le sens de cette soirée. Je m’interrogeais sur ma légitimité et sur la pertinence de cette interview qui se voulait justement être une anti-interview. Puis, je pensais à une de mes complices de soirée qui avait l’intelligence de prendre telles quelles les expériences avec innocence et excitation juvénile. Au pire je pourrais toujours me cramponner à elle comme à ce parapluie protecteur.

Existait-il des gens qui détestaient Joey Starr (ou plutôt qui en avaient bêtement peur) au point de ne pouvoir apprécier ses disques, au point d’y préférer des pantins et des rebelles de pacotille ? Il est déjà difficile de connaître ses proches alors gardons nous bien de positionner des artistes sur une échelle personnelle du bien et du mal. Annonce / Réaction : « Tu n’as pas peur de te faire casser la gueule ? ». Soupir. Itérations récurrentes des dérives ; le peuple a bien été nourri. Confusion et généralisation de la violence ; les concepts se mélangent. Ressentis d’autant plus déplacés qu’ici la question ne s’échappe jamais de la sphère de l’homme. Gardons donc ces questions pour les vraies limites morales et pour les artistes, comme Varg Vikernes, qui les franchissent.

La clope au bec et le regard impatient, mon amie attendait déjà malicieusement devant le lieu de rendez-vous donné. Tant mieux car je n’aime pas vivre seul ces moments où l’excitation se mêle à l’appréhension. Présentations et premiers verres avec nos homologues : la discussion était naturelle et les sujets s’imposaient d’eux même au point que la soirée aurait pu se dérouler ainsi dans le charme des rencontres fortuites et sans lendemain. De fait, lorsque Joey Starr nous rejoint, le temps ne s’arrêta nullement, la pression s’estompa et il fut dès le départ communément admis qu’aucun formalisme n’aurait lieu d’être.

Il serait aisé de se lancer dans des déclarations, de prétendre que cette soirée fut une occasion supplémentaire de conspuer le cirque médiatique et de réaliser combien ce dernier s’acharnait à transformer l’image de l’icône, combien il s’amusait à en faire une bête de foire. Aisé, mais surtout tentant, tant Joey Starr, tout en conservant son franc parlé et sa hargne naturelle, agis avant tout comme un compagnon de choix pour nuits alcoolisées. D’ailleurs puisque la boite de Pandore des formules « aisées » a été entrouverte, n’hésitons pas à nous lancer dans des corrélations implicites avec « Authentik » le premier titre du duo. Facile, mais juste. Doit-on se plaindre de la facilité (et de l’évidence) des choses ?

« Personne ne peut comprendre, Ma vie n’est pas à vendre, Et je le clame haut et fort, Il ne faut pas se méprendre, Asphyxiant les sentiments, L’argent pourrit les gens ». Au fond c’était toujours de ça qu’il s’agissait. Comment pénétrer le système sans renoncer ? Comment trouver le juste milieu entre ce que les gens attendent de vous et ce que vous attendez de vous-même ? Jouer des paradoxes est la réponse de Joey Starr : toujours faire au mieux en connaissance de cause de ses propres limites. Cela se traduit dans la réalité par souffrir les contraintes de son statut, par se plier aux règles, par s’ancrer dans la messe promotionnelle, par aller faire le guignol sur les plateaux télé. C’est le mieux qu’il puisse faire : accepter le jeu. Et s’il l’accepte, comme il nous l’expliquera, ce n’est pas pour fanfaronner, mais par respect pour ses collaborateurs, ceux dont les jobs et les vies dépendent de la machine de guerre. Mais accepter de participer ne garantit pas une coopération pure et parfaite. Boire pour oublier, boire pour apaiser les réactions, boire pour mieux encaisser les énièmes questions sur la reformation de NTM, boire pour que le temps passe plus vite et en finir avec les supputations racoleuses. « Evitant les coups dans le dos, Assomé par les medias, Qui font vent de mon nom, Avec si peu de conviction ». Le système peut paraître imparfait et puéril aux yeux de certains mais il permet aujourd’hui à Joey Starr d’assumer son rôle de star sans pour autant avoir à renier ses premiers textes.

Les anecdotes se succédèrent mais leur retranscription leur ferait perdre de leur charme. Mieux vaut les considérer comme de furtifs moments de bien-être social et se focaliser sur l’ombre qui accompagnait la moitié du Suprême. Plus qu’une rencontre avec Joey Starr, il s’agissait d’une rencontre avec Joey Starr et Sébastien Farran, manager depuis toujours et à bien des égards troisième membre de NTM. Les histoires de l’un répondent à celle de l’autre. Il y a entre les deux hommes une complicité qui rend automatiquement Joey Starr attachant comme si Sébastien Farran était le prisme qui permettrait de reconstituer le puzzle. Chaque signe d’amitié est un indice supplémentaire pour décrypter l’homme. Et il est surprenant de voir le Malcolm McLaren français vanter l’authenticité de son ami tout en oubliant soigneusement de parler de la sienne.

La nuit aurait pu s’éterniser mais trop de mystères avait déjà été ébranlés. Le peu de questions qui subsistaient avait été noyées dans le lit d’une liqueur transparente et il était désormais facile de partir seul. Je n’avais plus besoin de mon parapluie, je n’avais plus besoin de réfléchir.

>> Cette rencontre avec Joey Starr a eu lieu dans le cadre d’un dîner en petit comité où était également présent mes compères Catnatt de Voldemag, Elodie de Elodie Very Petit, et Greg du Blog de Greg, ainsi que Sébastien Farran.
>> Joey Starr sera en concert avec NTM le 19 juin 2010 au Parc des Princes