Se reconstruire après l’addiction, récupérer les miettes de son cerveau que la dépendance aux somnifères avait répandu, tel était l’enjeu de « Relapse » et de sa pochette où le visage d’Eminem se reconstituait via un puzzle dont chaque pièce était un médicament. Une addiction en remplace une autre et les apparences sont trompeuses : si l’image s’est reformée sous nos yeux, il n’est nullement implicite que les morceaux soient bel et bien recollés à jamais. « Recovery » est l’étape logique dans la voie de la guérison, le moment où, sortit de l’hôpital, un peu réparé mais toujours brinqueballant, il faut réapprendre à vivre. C’est ce que laisse supposer cette nouvelle photo : Marshall Mathers s’éloigne de dos, arpentant la route déserte qui l’avait mené il y a quelques mois dans cette chambre imaginaire où il devait se réinventer. L’ambiance est pesante, au loin la luminosité s’accentue mais il est encore trop tôt pour savoir s’il s’agit d’une preuve d’espoir.
Le premier problème de ce « Recovery » est justement de ne pas être l’album de la convalescence mais directement celui du retour sur le ring. Alors que les éléments extérieurs nous laissaient espérer une introspection personnelle, Eminem revient sur la scène, certes porté par un regard qu’on sent changé et empli d’une certaine affliction, mais avec une réelle volonté d’en découdre, d’écraser tout sur son passage, de voir se prosterner à ses pieds l’underground hip hop comme le premier pèlerin venu. Ce besoin d’affirmer sa vigueur, ce besoin de rappeler qu’il est l’un des mastodontes du genre, toute catégorie confondue, ne cessera de tirer l’album vers le bas.
L’intégralité de l’album croulera ainsi sous le poids d’un paradoxe qui ne sera jamais résolu : d’un côté un enrobage taillé pour le succès à grande échelle, de l’autre un flow et des textes toujours aussi intimistes. Le grand contre le petit. Le monde contre l’homme. Pourtant, la brillante première partie laissait espérer une incontestable victoire de David. « Cold Wind Blows » rappelle les ambiances de « The Way I Am » sur « The Marshall Mathers LP », « On Fire » a le coeur lourd et le beat sombre et sur « Talkin’ 2 Myself », Eminem se replace avec aisance dans son personnage intérieur :
But all these other rappers suckers, all that I know
I’ve turned into a hater, I put up a false bravado
But Marshall is not an egomaniac, that’s not his motto
He’s not a desperado, he’s desperate, his thoughts are bottled inside him
One foot on the brake, one on the throttle
Falling asleep with writers block in the parking lot of McDonalds
Mais très rapidement « Recovery » dévoile une facette, une orientation qui ne peut qu’être génératrice de déception et qui est incarnée par des titres comme « Space Bound ». Lors des premières mesures, Eminem réussit là où même Sage Francis a échoué sur « Li(f)e » mais, alors que le titre commençait comme du folk rap intimiste dégageant une vraie rage retenue, le chant niaiseux de Steve McEwan vient corrompe les émotions, comme si chaque plongée dans les enfers devait être compenser par des mélodies sucrées qui rattraperait l’auditeur, qui le rassurerait, qui lui susurrerait que la noirceur n’est qu’illusoire, que ce n’est qu’un jeu et que empty vie tourne toujours en fond. La majorité des titres subiront ainsi les turbulences générées par ces forces contraires, par ces couplets qui tirent vers le haut et par ces refrains qui aspirent par le bas (« W.T.P. »). Fondé sur la même opposition, « Seduction » pourrait incarner l’apocalypse, la guerre des extrêmes ; on est loin de la dualité créée avec Dido. Tout ce qui passait si bien sur « Hello » est ici épuisant, les voix qui s’intégraient naturellement à « We Made You » ne peuvent plus être traitées comme de ponctuelles références.
Alors que l’on se plaignait sur « Relapse » de la présence étouffante d’un Dr Dre paresseux, on réalise combien celui-ci avait au moins le mérite de canaliser Eminem, de jouer le rôle du père protecteur, de la conscience artistique. Relayé ici au titre de simple invité, il produit « So Bad », un des plus grands loupés du disque, où le beat est faible et les chœurs écœurants.
L’implication de l’entourage est un élément clef dans le succès d’une convalescence mais à trop recevoir de visites, le patient étouffe et finit par contempler tous ces gens, tous ces amis comme des pantins articulés qui s’agitent vainement autour de lui. Cette impression est confirmée par le choix de featurings poussifs et de mauvais augure. Rihanna décrédibilise le traitement sur « Love the Way You Lie », Pink joue son rôle d’infirmière mais s’avère trop bruyante sur « Won’t Back Down » tandis que Lil Wayne devient ce cousin éloigné qu’on espérait secrètement que l’oncle n’emmènerait jamais lors de cette visite de courtoisie. Sur « No Love », il cachetonne, fait un show qui n’a rien d’un équivalent à « Drop The World », le tout sur un sample de Haddaway qui ferait passer le début du titre pour un mauvais David Guetta.
« Recovery » devient peu à peu l’album de toutes les frustrations : Eminem impose à chaque instants des brillants gimmicks, des jeux de mots qui sont portés par un flow destructeur, puissamment agressif mais toujours agréable à l’écoute, rêche mais doux, et à côté de lui tous les intervenants semblent n’être que des poids, des seconds rôles avec lesquels il doit malheureusement composer. On aurait envie de voir l’album ressortir dans une version démo où la voix et quelques beats perdus se suffiraient à eux même. Oui on voudrait que la régénération soit débarrassée de tous ces artifices.
Note : 4/10