[ATTENTIONS SPOILERS] Le cinéma de Christopher Nolan est une éternelle variation sur la confrontation entre un personnage principal qui vit en dehors de la normalité psychologique et un environnement qui au contraire transpire d’une certaine rigueur, qu’il s’agisse d’un calque sur le monde réel ou comme ici d’un univers parfaitement codifié. A chaque fois, une faille va décorréler le protagoniste de son monde. Le manque de sommeil empêche Al Pacino d’évoluer dans le milieu naturel alaskain de « Insomnia », le traumatisme d’enfance oblige Bruce Wayne à devenir le symbole d’un Gotham dont le réalisme a été accru dans « The Dark Knight », la perte de l’être aimé contraint Dom Cobb à hanter ses propres rêves dans « Inception ». Les films commencent à se répondre entre eux. Tout comme dans « Memento », la destruction de la complicité avec la femme est à l’origine du trouble. C’est une donnée émotionnelle qui vient perturber cet équilibre dont la stabilité reposait sur des règles claires et précises. Comme dit le Joker à Batman dans « The Killing Joke » : Mais le plus répugnants, ce sont ces notions inutiles et fragiles que sont l’ordre et la raison. Quant la pression est trop forte… elles cèdent. Christopher Nolan ne cesse ainsi volontairement de mettre en danger le monde quadrillé qu’il a lui-même créé.
« Inception », et plus particulièrement son dénouement, génère de nombreuses questions. La réalité a-t-elle ici vraiment existé ? Cobb est-il lui-même victime d’une inception orchestrée par le professeur Miles et destinée à lui faire oublier sa femme ? Est-ce au contraire Mall qui s’est extraite du niveau de rêve et qui essaye dorénavant de récupérer son mari ? La toupie est-elle vraiment le totem de Cobb ou faut-il voir plus dans les allusions visuelles à sa bague de fiançailles ? A ces différentes questions Christopher Nolan rétorque que cette vérité n’a aucune importance. Cobb ne se retourne pas pour s’enquérir du destin de la toupie ; il n’en a que faire : la réalité n’a pas de sens, seul compte sa propre vérité. Et la vérité de Cobb, ce sont ses enfants.
Alors que le manque de fantaisie des mondes chimériques de « Inception » déçoit au premier abord, on réalise qu’il est consécutif de ses aspirations. Il ne s’agit ainsi nullement ici de multiplier les références à David Lynch ! La séparation est nette : d’un coté le rêve linchéen qui n’est que symboles, apparitions, métaphores et boucles, de l’autre le rêve nolanien qui est au contraire lisible, quasi banal mais très structuré. D’un côté, une perte de contrôle qui est définie comme un véritable pré-requis, de l’autre un film qui se bat justement contre la perte de contrôle. Le second est probablement moins passionnant mais permet d’accentuer le curseur sur les zones de frictions et d’éclairer plus nettement les couches et sous-couches du rêve. On gagne en intensité rythmique ce que l’on perd en poésie.
Cependant, bien que souhaité, ce défaut de poésie n’en tarde pas moins à plomber légèrement le film. Chaque balle tirée l’éloigne de ses personnages et de leurs états d’âmes. Rarement Christopher Nolan aura traité avec aussi peu d’affection ses acteurs, des acteurs qui ne sont ici que de simples instruments du jeu. Prisonnier de ses costumes trop bien ajustés pour être réels (sic), Leonardo DiCaprio a du mal à générer des émotions. Il est froid, implacable à l’image du film. De plus « Inception » souffre un peu de sa précédente prestation dans « Shutter Island ». Effectivement les rôles se confondent au point que lorsque Mall souligne que toutes ces histoires de persécutions et de complots ne peuvent être qu’une preuve de la mascarade dans laquelle s’est enfermée Cobb, on entrevoit déjà (à tort) et avec un peu de lassitude le retour de l’inévitable cliffhanger. Les autres acteurs ne s’en sortent pas tellement mieux et sont cantonnés au rang de pions illustratifs dénués de background. Oui tout le monde doit s’effacer devant l’architecture des rêves et leur emboitement. On pourrait se cacher derrière un intransigeant parti pris mais l’existence de films comme « Dark City » de Alex Proyas prouve que la conciliation est possible sans pour autant nier la prédominance de la ville.
On a beaucoup reproché à Christopher Nolan de faire des films gadget fonctionnant sur une seule idée qui permet de recycler sous un angle différent des histoires vues et revues. Certes, mais la dextérité technique et la rapidité d’exécution de la narration justifient bien des artifices. D’autant plus que le recours aux rêves offre différents niveaux de lectures qui rapprochent le film d’un « Existenz » de David Cronenberg. « Inception » devient un jeu vidéo dont le joueur est le propre créateur designant lui-même au fur et à mesure chaque niveau, et glissant ici ou là des références à Metal Gear Solid. Il faudrait alors voir le film comme un voyage au sein des références cinématographique de Christopher Nolan, chaque rêve jouant ainsi avec les codes des genres : film policier avec kidnapping, thriller politique, film d’espionnage à la James Bond puis enfin romance tragique.
Ce n’est pas cette nouvelle brique qui modifiera la réputation acquise par le réalisateur britannique de cinéaste capable de concilier intelligence et ambitions hollywoodiennes (oui il semblerait que l’histoire n’y fasse rien et qu’il y ait toujours une vraie prouesse à réussir à concilier les deux). Pourtant « Inception » est justement le film le moins intelligent de son auteur. Jouissif oui, intelligent pas forcément. Il s’agit d’un exercice de style brillant dans sa forme mais léger dans son fond. Le message ne remet rien en cause et le talent réside avant tout dans cette manière de lier les mondes, de les encastrer et de les faires s’écrouler comme un château de cartes, comme un parcours de dominos. Le défi consiste à rendre le récit temporellement cohérent en multipliant (en abusant ?) des effets de ralenti afin de faire cohabiter les rêves sur un même référentiel, et non à revisiter Freud.
Note : 8/10