« Jasmine » est un album aux émotions contraires, non pas quelque chose de paradoxal mais quelque chose d’ambivalent. Il ne s’agit pas d’un disque manichéen, ce n’est jamais les ténèbres ou la lumière mais toujours les ténèbres et la lumière. D’un côté, il y a le divorce avec Rose Anne, de l’autre les retrouvailles avec Charlie Haden, d’un côté il y a la perte, de l’autre il y a le retour. Plus et moins ne s’annulent pas, ne se confondent pas mais évoluent ensemble.
Rose Anne, seconde épouse de Keith Jarrett, était entrée dans sa vie à la fin des années 60 à la même époque où le pianiste se séparait de son contrebassiste pour cause d’addictions débordantes, et 30 ans plus tard, l’histoire inverse se produit. La symbolique est forte et on peut soit y lire l’existence d’une destinée qui jure avec le goût de son sujet pour les improvisations, soit au contraire le non sens des schémas, le grand cirque de la vie et la prédominance du free.
Sur « Jasmine », on a l’impression que Keith Jarrett et Charlie Haden se parlent pour la première fois, comme si durant toutes les années passées ensemble ils n’avaient été que collègues, des êtres qui s’étaient retrouvés ensemble par la force de leur talent et non grâce à leur prédilection. Sur chaque morceau, ils se regardent dans les yeux et se disent que c’était donc ça la raison de cette communion, qu’ils étaient déjà si proches mais qu’ils avaient besoin de laisser le temps le leur révéler. Voilà qui est chose faîtes. On imagine qu’ils sont dorénavant à même de comprendre la signification de la perte, la leur et celle de l’autre, et qu’ils se soudent autour de cette notion.
Forcément, « Jasmine » se retrouve être un album sur l’amour et donc un album sur la fin de celui-ci (puisque la passion la plus forte n’existe que dans la rupture), une sorte de chant du cygne prémonitoire (la session d’enregistrement ayant eu lieu en 2007 bien avant le divorce). Mais, et c’est aussi de là que vient sa force, il porte en lui également de fait l’espoir et l’amitié. Naturellement, il s’ouvre sur un « For All We Know », un choix équivoque qui affirme la volonté du duo d’offrir des chansons aux paroles poignantes, des chansons de jazz vocal sans voix. Il est vrai qu’on se demande bien ici ce que pourrait apporter une Barbra Streisand tant plus que jamais Keith Jarrett semble penser que le piano est plus vocal qu’un saxophone.
De par son contexte à fort potentiel mythologique, on aurait envie de voir dans « Jasmine », si ce n’est la pierre angulaire, un point d’étape important dans les monstrueuses discographies de ses auteurs. Le problème, c’est que la réalité musicale ne tarde pas à rattraper la conceptualisation.
Dès « Where can I Go With You » on entrevoit un Keith Jarrett paresseux, dénué d’inspiration, qui essaye de masquer sa lassitude sous la perfection lisse des interprétations. La complémentarité avec Charlie Haden venait du fait que la discrétion du second permettait d’appuyer les envolés du premier. Là on a l’impression que Keith Jarett adopte le jeu de son comparse préférant limiter les notes et ne pas complexifier les structures. Sur le très académique « Goodbye », Haden en finit par se livrer un peu à une caricature de son fameux jeu tout en retenue, certaines notes disparaissant presque du champ de perception. Il y a un manque d’envie ici qui est latent.
On se souvient de « Love N°1 » en 1967 sur « Life Between the Exit Signs », il s’agissait de la première chanson où le duo se manifestait sans autre artifice (Paul Motian étant présent à la batterie sur tous les morceaux de l’album sauf celui-ci) et il s’en dégageait une alchimie jouissive. C’est tout cela qu’on ne retrouve pas sur « Jasmine ». Et puis finalement, même si à 80 ans Paul Motian a peut-être d’autres préoccupations, on finit bien par regretter qu’ils n’aient pas profité de l’occasion pour reformer le trio complet tant on aurait voulu retrouver la puissance de « Love N°2 » ou encore d’un « Moving Soon » sur le live « Somewhere Before », l’autre grand album de l’époque (sans pour autant remettre en cause l’apport de Dewey Redman dans les années 70). Il faut dire aussi que j’affectionne particulièrement « Byablue » composé en grande partie par le batteur.
Ici le piano est léger, c’est l’antithèse de « Dark Intevals », c’est le calme après la tempête « The Survivors’ Suite », c’est épuré, carré et sans tâche. Keith Jarrett a presque l’air apaisé, comme s’il s’agissait de l’album de la rédemption, comme s’il voulait en finir une fois pour toute avec son image de génie caractériel. Du coup, « Don’t Ever Leave Me » est offerte dans une version à peine moins ennuyeuse que celle de « The Melody at Night, With You ». On est presque étonné de voir les deux noms cohabiter sur la pochette sans que le premier n’étouffe le second. Depuis quand le pianiste n’avait pas partagé l’espace graphique d’un album avec ses musiciens ? Depuis « Birth » ?
L’autre problème, c’est que malgré cette évidente alchimie, j’ai tendance à préférer la rondeur et la complémentarité de Gary Peacock comme on peut l’apprécier sur « Bemsha Swing » qui inaugure le live « The Cure » du début des années 90 (bon j’avoue, si l’on s’en réfère au classique « Bye Bye Blackbird », les deux se valent en studio). La comparaison est d’autant plus cruelle lorsque l’on compare « Body and Soul » qui est présente sur les deux albums (d’ailleurs je réalise seulement que Haden la jouait également avec Kenny Barron sur « Night & The City »).
On place toujours trop d’espoir dans les retrouvailles. On place toujours trop d’espoir dans l’avenir. Plutôt que tenter l’impossible, le duo a préféré jouer la carte d’un classicisme difficilement attaquable qui pour ne pas se bruler les ailes s’assure bien de ne proposer aucune nouvelle composition. On se contentera alors de cette beauté sans aspérité, de ce « No Moon At All » délicat, de ces retrouvailles plus intenses d’un point de vue humain que d’un point de vue musical.
Note : 6,5/10
>> « Jasmine » est en écoute sur Spotify