Il pleuvait à verse. Il fallait toujours qu’il pleuve à verse ces jours là. Cela faisait un bon mois que la platine de salon maltraitait les disques avec bestialité en les faisant sauter au moment les plus inopportuns. Il avait espéré qu’il ne s’agisse que d’un bug passagé et avait préféré attendre, mais au bout de cinq semaines il ne pouvait plus se voiler la face. Oh qu’il détestait aller dans ces grands magasins qui brulent la rétine et qui agressent les oreilles ! Ce n’était même plus un problème de gens – leur présence et leurs besoins le laissaient souvent pantois mais ne l’exaspéraient plus depuis qu’il n’avait plus à les fréquenter dans l’intimité –, c’était juste qu’il n’aimait pas qu’on stimule ses sens contre sa volonté.
Déterminé, il se dirigea en trombe vers le rayon hifi et l’eut probablement atteint avec aisance si son regard n’avait pas été attiré, l’espace d’une demi-seconde, par d’étranges engins stylisés qui occupaient pas moins de neuf petits présentoirs. Une demi-seconde, c’est peu pour un homme mais beaucoup pour un vendeur incentivé par des primes destinées à compenser le modeste salaire originel.
– Je peux vous renseigner sur le grille-phone ? dit l’employé aux yeux las mais au sourire avenant.
– Non, vous ne pouvez pas, répondit-il avec la conviction de celui à qui on ne la fait pas.
– Ah si je vous garantis que je peux, j’ai été formé pour.
Sa première réponse avait été désobligeante et impolie. Il voyait bien que le bonhomme en face masquait le poids de la routine quotidienne sous une joie artificielle, et qu’il n’y avait pas lieu d’ajouter à cette tristesse moderne une nouvelle salve de remontrances urbaines.
– D’accord, allez-y mais rapidement, je suis fort pressé aujourd’hui, marmonna-t-il en essayant d’adapter le même niveau de sympathie virtuelle.
– Ah je vous remercie pour votre confiance ! Et bien, vous avez un téléphone ?
– Euh oui…
– Vous avez également un grille-pain ?
– Oui il faut bien…
– Et bien voilà !
– Voilà quoi ? répondit-il en essayant de visualiser quel pouvait être le contenu de la dîtes formation.
– Et bien le grille-phone ! Un ustensile qui fait à la fois téléphone et grille-pain.
Le monde devenait une véritable farce. Personne n’y croyait plus mais tout le monde faisait semblant d’y croire.
– Hum, et pourquoi diable, voudrais-je regrouper dans un seul objet, deux choses aussi antagonistes ? dit-il légèrement irrité, non par l’homme, mais par les idées qui d’en haut donnaient la couleur au nouveau monde.
– Monsieur, la question n’est pas pourquoi vous le voudriez mais pourquoi vous ne le voudriez pas ? La vie ne doit-elle pas être jonchée de nouvelles expériences ?
– Je me permets de vous arrêter jeune-homme, la vie est déjà assez compliquée comme ça pour que l’on perde du temps à des expérimentations de pacotille. De toute façon, j’ai déjà acheté cette année, et un téléphone et un grille-pain ! Je ne suis nullement conservateur, j’aime les nouvelles choses, mais je ne vois pas l’intérêt de s’embarrasser d’objets dénués de plus-values. N’aurai-je eu aucun des deux que peut-être j’aurai pu vous entendre mais là, je perds fichtrement mon temps !
– Je pense que nous sommes partis sur de mauvaises bases ! Reprenons depuis le début si vous le voulez bien. Vous avez du aimer cette année la pop garage des Dum Dum Girls ainsi que les imparables mélodies twee de The School ?
– Oui certes…
– Et bien, ce n’est pourtant pas pour ça que vous ne vous délecterez pas de « Crazy for you » de Best Coast ! lança le vendeur d’un ton victorieux.
– Ah mais justement, voilà une rhétorique qui ne fait qu’égayer mon propos ! J’ai tout ce qu’il me faut pour l’année avec les Dum Dum Girls et The School, et je ne souhaite nullement m’encombrer d’une galette qui ferait la synthèse de ces deux là ! Vous en conviendrez que ma réaction par rapport au grille-phone n’en est que d’autant plus cohérente !
– Désolé d’employer des grands mots monsieur, mais là vous êtes fichtrement réactionnaire ! On a jamais assez de mélanges en musique ! De telles farandoles pop avec des guitares qui fuzzent, ça ne peut être que salvateur. Ecoutez « Goodbye », c’est à la fois grungy et pop en diable, il y a même du Hole dans « Honey », c’est un condensé parfait des nineties ! Un peu comme ce grille-phone est un condensé parfait de nouvelle technologie ! Et puis, Bethany Cosentino, c’est quand même une pro de Twitter ! Qu’on ne me dise pas alors qu’on est pas dans le futur là !
Il était fatigué et il n’aimait pas qu’on le traite de réactionnaire, surtout quand le terme était employé à mauvaise escient, un peu comme si on lui avait rétorqué qu’il était fasciste et trotskiste (une insulte qu’il savait à la mode dans les cours de récréation présidentielles). Et puis au fond, même s’il le formulait mal, le petit avait raison : il était trop vieux pour encaisser plusieurs fois par an de tels assauts. Il finirait diabétique en moins de deux avec ces conneries ! Tout allait trop vite ici. Ces chansons vivaient dans l’urgence et devaient finir avant l’été. On y crachait des punchlines comme I wish he was my boyfriend sur « Boyfriend » et on y lançait des choeurs à l’arrachée lorsque le temps pressait et que les textes ne venaient pas (« The End »). Mais au fond, on ne faisait pas chauffer des tartines avec des ouhouh à foison (« When The Sun Don’t Shine »).
Il remercia sincèrement le vendeur pour ses conseils non éclairés.
– Au fait, je cherche le rayon hifi. Auriez-vous l’amabilité de me l’indiquer ?
– Ah mais monsieur, nous n’avons plus de rayons hifi depuis l’arrivée du platine-phone !
Réalisant que dorénavant l’univers ne s’adapterait jamais plus à ses besoins et que c’était à lui de faire le premier pas, il rentabilisa son déplacement en se procurant « Crazy for you » de Best Coast. Manifestement les lolcats étaient un pan de plus du nouveau monde à côté duquel il était passé.
Forcément le disque ne passa pas plus de 30 secondes dans sa platine avant que celle-ci n’émette un long râle. Désespéré, il ressortit un vieux lecteur CD portable et alla s’enfermer dans la cuisine avec la ferme intention de gueuler en boucle « I’m Happy » en sifflant des bières 1.0. Mais, animé par la rage 2.0, il claqua violement la porte et resta avec la poignet dans la main. Il fut alors prisonnier de sa cuisine comme certains étaient prisonniers du passé. Il glissa le long du mur et s’adossa. « Our Deal » résonnait et il ne comprenait pas pourquoi il fallait recycler des choses qui étaient pourtant encore d’actualité.
Il aurait voulu appeler à l’aide mais il était à nu. Il regarda son grille-pain et regretta qu’il ne fasse pas téléphone. Dehors, il pleuvait toujours.
Le monde devenait une véritable farce…
Note : 5/10
ur Esprits Critiques