Ils sont nés avec quatre ans d’écart dans des villes qui ne correspondent pas, dans des contrées opposées, et la généalogie ne leur offre aucun début de réponse. Ils ne sont pas frères de sang et à peine cousin d’ambition. Ils auront grandi séparément et côtoyé des parents qui n’auront jamais l’occasion d’interagir. Pourtant toute leur vie ressemble à un film choral où il est écrit que les personnages (Will Sheff, Bill Calahan, Nika Roza…) finiront tous par se croiser l’espace d’un bref instant.
Il s’agit d’une poussière de vie, d’une simple et unique semaine qui aurait pu n’être rien d’autre que la continuité d’un quotidien banal, consacré au travail et agrémenté de quelques satisfactions artistiques et amicales. Et pourtant les lignes de vies se sont superposées : par une succession de hasards et d’inattendues imbrications, Jonathan Meiburg et Jamie Stewart se sont retrouvés ensemble enfermés 7 jours durant dans un studio comme deux amants volontairement coincés dans une chambre et dont les corps se mélangent, s’apprivoisent, se nourrissent l’un de l’autre durant le court laps de temps que la vie a salutairement décidé de leur offrir. Ces moments où les conditions se réunissent si parfaitement comme s’il s’agissait d’un ordre divin, ces moments où une fenêtre de liberté hors du monde est offerte à deux êtres, sont rares ; et de leur rareté découle leur indispensabilité.
C’est une rencontre qui tient sur un équilibre fragile et qui profite de cet instant de perfection en sachant que ce pic de passion ne peut exister que dans les conditions de l’exercice borné par le temps. Durant un peu plus de six minutes, Blue Water White Death sonne comme les rêveurs l’avaient imaginé au travers de « Song for the Greater Jihad ». Oui il sonne, il sonne trois coups, trois coups terrifiques et orchestre la symbiose entre les expérimentations chères à Jamie Stewart et la voix ample et délicatement maniérée de Jonathan Meiburg. Cela ne dure pas longtemps, mais l’espace de quelques secondes tout concorde comme une rencontre au sein de la rencontre. Les poissons se superposent et forment une nouvelle espèce, quelque chose de plus inquiétant que les requins blancs qui étaient pourchassés dans le documentaire éponyme de 1971.
Ensuite c’est un jeu du chat et la souris où l’on ne distingue plus qui est qui, où les protagonistes s’amusent à tromper l’auditeur qui contemple l’air abasourdi les crédits. Et tout cela crée un étrange monde aussi intriguant et inquiétant que les fonds marins, un monde où les hippocampes meurent dans d’atroces souffrances (« Gall »). Il y a ici une manière de faire ressortir les sons dans le but de faire hurler, non pas à la manière de Current 93, mais plus comme dans ces vidéos où tout est fait pour vous forcer à regarder l’écran et où lorsque votre attention est captée et acquise, un monstre et un cri surgissent de l’écran afin de vous faire sursauter. Voilà l’effet que provoquent les expérimentations de Jamie Stewart.
Car l’équilibre a dans ses gênes l’incapacité à être permanent et on sent que Jamie Stewart ne tarde pas à prendre le dessus, à imposer son mode de vie. Pourquoi les histoires ne peuvent-elles pas être une vraie consolidation mutuelle ? Pourquoi faut-il toujours que l’un des protagonistes tente de prendre le dessus ? En tout cas Blue Water White Death se fait de plus en plus strident. On pense alors aux expérimentations de l’opéra de The Knife, mais on se dit qu’il manque ici un concept, un fil conducteur autre que l’exploration des abysses : les incursions de sons sont comme un radar défectueux qui scannerait l’obscurité et renverrait des descriptions sonores approximatives et anxiogènes des objets vivants heurtés par le signal ; une donnée qui n’aiderait finalement peu à comprendre le milieu (« Nerd Future »).
Néanmoins Blue Water White Death reste majoritairement excitant, ce n’est pas de la déception qu’il suscite mais de la frustration. Lorsqu’on voit le résultat auquel a abouti une seule et unique semaine de travail, on n’ose imaginer ce que cet album aurait pu être s’il n’avait pas s’agit d’un exercice limité dans le temps. « The End of Sex » n’a par exemple par le temps de se développer et ressemble à une prometteuse démo. On se demande alors si le brouillage sonore vient des tréfonds des entrailles ou s’il s’agit d’un artifice destiné à expliciter de manière fallacieuse les coupures nettes de certaines chansons. Ici tout n’est que brillantes esquisses, que divins premiers jets (« Rendering the Juggalos » )… Malheureusement il manque au génie de la sueur.
Note : 7/10
>> “Blue Water White Death” est en écoute sur Spotify