L’homme croise les bras sans conviction, et alors que tous les traits du visage laissent supposer un épanouissement radieux et une certaine complicité avec l’appareil photo, on sent dans la posture une gêne, un malaise, un étonnement ; le visage s’adapte mais le corps ne trompe pas. Habituellement il faut savoir faire coordonner son image avec son statut mais Brian Eno n’en semble plus capable ; pas tellement qu’il s’y oppose mais plus qu’il ne se pose pas la question. Dans son regard charmeur et plein de certitude, on sait qu’il n’y a rien de plus qu’un homme qui fixe machinalement l’objet noir, comme le ferait n’importe quel quidam qui ne pense à son image qu’au moment où la technologie la questionne. Il reste un homme caché, non par choix mais par nature. Rares sont les figures dont l’unique présence apaise alors qu’habituellement on se sent à leur côté excité, apeuré, agité ou agacé.
« Small Craft on a Milk Sea » scelle la première collaboration entre deux entités différentes dans leur forme mais aux objectifs communs, d’un coté la force tranquille enoienne, de l’autre la pile énergisante warpienne, l’homme et le label, l’unicité et le groupe, et signifie justement l’insertion d’un courant dans ce qui n’était qu’apaisement. Ici la musique ambiante de Brian Eno se fait challenger par des rythmiques affutées (« Horse »), des guitares qui combattent les percussions (« 2 Forms of Anger » qui rappelle que les distorsions rageuses ne sont que l’autre facette du courroux qui coule dans l’ambiant) et un piano dont les notes s’égrènent à la volée (« Complex Heaven »).
Au premier abord, on pourrait dire qu’il s’agit de l’apport évident du guitariste Leo Abrahams et du producteur Jon Hopkins (qui s’occupe également ici des parties de piano) mais du fait que les deux précités soient de base des élèves de Eno qui s’adonnent à l’ambiant, on réalise vite que « Small Craft on a Milk Sea » est bien un album du maître anglais qui se déploie juste en formation trio. Cette notion de trio est d’ailleurs assez importante non pas en termes de composition mais en termes de développement des titres : alors qu’habituellement sa musique est générée par l’intellect on sent ici qu’elle se laisse porter par l’alchimie entre les machines ; preuve qu’on pourrait faire de l’electro-jazz en ne conservant du second que le processus de création : des jams électroniques qui toiseraient du regard les DJ set.
Principalement dans sa première partie « Small Craft on a Milk Sea » remet tout en cause ; accessible, truffé de mélodies, il devient l’un des albums les plus directs de Brian Eno, et si l’on ne s’attendait pas à un retour à l’ère Frippertronics, il faut bien avouer que les beats frontaux de « Flint March » titillent et raclent la peau et que la structure sonore de « Paleosonic » plus visuelle que cinématographique, dilate les pupilles.
Oui alors que la musique de Brian Eno s’était faite de plus en plus cinématographique (au point qu’on regrettait que les images ne soient pas fournies avec ; un travers dont les résidus se retrouvent toujours dans la deuxième partie de « Small Craft on a Milk Sea »), elle devient intrinsèquement visuelle et c’est à nous de dessiner dans notre tête les folies picturales que génèrent ces épopées électroniques.
Note : 7/10
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