le 19 octobre 2010. Il y a deux ans ou trois ans, j’erre dans le rayon musique d’une Fnac, en compagnie de celui qui deviendra mon ex. J’attrape un casque, reluquant « Rio Baril » de Florent Marchet et j’aime bien ce qui résonne dans mes oreilles. Je regarde mon mec s’éloigner et « Les grandes écoles » mettent le monde au ralenti. Une angoisse incommensurable m’envahit, je touche juste du doigt que toute mon agitation est vaine : mon mec, mon boulot, mes enfants, mes amis, mes emmerdes. « Les choses de la vie », cette course absurde, mon mec a beau me regarder, il ne voit rien de tout ça et je sais bien que « La vie est rude, on joue la montre » sauf que cela ne m’a jamais semblé aussi clair que ce jour-là.
Avec le temps, je me suis endurcie, ça fait longtemps que je ne pleure plus sur les cavatines. Cependant, d’une chanson, une par album, Florent Marchet a le chic pour me briser le coeur. Allez comprendre, je suis ravie d’aller rencontrer un mec qui m’a déjà fait pleurer deux fois.
Alors, rebelote, mon cœur brisé, avec « L’eau de rose », et ses cloches rythmant le temps assassin. Dans les couplets, il règne une urgence glaçante et les refrains donnent à peine le temps de respirer. Le bonheur est en perpétuel déséquilibre pour Florent Marchet. C’est précisément cela qui l’intéresse, le point de rupture, le dérapage, la collision. Elle me chavire le cœur, cette ritournelle douce-amère, entre la force d’inertie des hommes et la perpétuelle insatisfaction des femmes. « J’avais envie d’exposer le silence des hommes, et parler au féminin m’est venu naturellement » me raconte Florent. Il avait envie de parler au nom de celles qui n’aiment jamais pour l’être, mais pour le devenir, un devenir à l’insu du sexe opposé, il aime ça chez les femmes. Je souris : à ce jeu-là, c’est une probable déception à la clé. Cette chanson décrit les inexorables compromis, l’eau de rose empoisonnée et souillée par les années. L’amour, c’est juste une tentative désespérée d’arrêter le temps, nos éternités déclamées sur tous les tons s’avèrent être de vieilles et pitoyables photos jaunies.
Florent Marchet court avec son appareil à photo, appareil à chanter, appareil à figer et suspend le mouvement de chute. « J’écris des chansons comme je prendrais des photos, des documentaires, ce qui est très proche de nous, des clichés esthétiques mais où règne une vraie violence sociale, émotionnelle, humaine. »
Si je devais imaginer une photo pour illustrer « La charrette », j’y mettrais des couleurs saturées, une belle grille d’usine, des mecs au regard un peu usé, et une belle charrette chamarrée, un type au look de chef d’entreprise, au sourire carnassier et des humains en train de s’entasser. Il y aurait aussi un homme en pantalon rouge, enjoué, avec une valise, comme dans les films de Tati parce que ce texte ironique jusqu’au bout des rimes est posé sur une musique de vacances… Florent Marchet rend lucide, boule de cristal d’un quotidien, non pas édulcoré, mais cru, contrasté, à contre-jour. « J’ai lu les commentaires sur le web à propos de cette chanson. C’est pas mal parce qu’on parle de l’album mais certains ont trouvé ça complètement cucul la praline ». Je reste interloquée. C’est une chanson sur les charrettes de licenciement, rien de drôle ou de naïf, plutôt un troisième degré subtil.
Je l’observe, un peu hilare « Dites-moi, c’est une véritable hécatombe votre album, 5 morts, 3 désillusions, 1 loser, 1 licenciement, et 11 solitudes au final… » Il se marre, me répond qu’il n’a pas compté. Je lui parle aussi de la part manquante. Il y a toujours une part manquante dans ses textes et je pense à celui qui disait : « Le plus important dans un livre, c’est précisément ce qui n’est pas verbalisé, ce que le lecteur va chercher, seul. ». Les chansons de Florent Marchet sont des jeux d’ombre et de lumière, il ne posera jamais les mots sur les évidences, toujours des photos en clair-obscur : « Le contrepoint, la place de la lumière sont essentiels » me dit-il. La mort n’est jamais écrite, l’ironie du sort et la négligence pèsent lourd. Les parents sont toujours coupables, gras et irresponsables, symbole de l’autorité à laquelle il est viscéralement réfractaire.
La seconde partie de l’album est celle que je trouve la plus intéressante musicalement. « J’avais des envies d’arrangements années 70, Colombier, Vannier et Coraguer sont des musiciens que j’apprécie beaucoup ». « Hors-piste », le seul instrumental est en plein dans cette veine. Un instrumental comme une pause en plein orage, les multiples débâcles, chansons après chansons, disgrâces après disgrâces, une respiration pour mieux nous arnaquer, puisque le prochain titre, le dernier, « Qui je suis » est finalement la défaite ultime. Elle est à double tranchant cette chanson. Elle évoque ceux qui ont lâché prise, les sdf, mais elle est aussi une alternative proposée. Puisque les relations humaines sont si brutales, puisque la société est si brutale, puisque la vie est si brutale, le mieux n’est-il pas d’y couper court ? Pourquoi pas mais le prix à payer sera de se définir seul. « Qui je suis » serait une photo d’un clochard debout, en noir et blanc, au milieu d’un boulevard vide, au petit matin, avec, sur le pavé, les restes de sa vie passée gisant à terre : la carte bleue, les photos de famille, un costume, un livret A, un téléphone portable, un porte-clés.
C’est peut-être « Benjamin » dans dix ans. « Benjamin », clip hilarant, chanson très entraînante, presque gaie. Pourtant, ce morceau ne me fait pas rire du tout, je le trouve même terrifiant tant l’indifférence amusée de mes congénères me glace le sang, parfois. Nous tombons d’accord avec Florent : « “Benjamin”, c’est le sacrifié, mine de rien, celui qu’on aimerait sauver, malgré lui et malgré les autres mais qu’on laisse seul, ne trouvant plus la force ou l’impulsion pour aller lui parler ». Celui qui paie une conscience à ses potes, portrait de Dorian Gray en miroir d’une société qui refuse de vieillir ; le joyeux fêtard noyant son désespoir et sa névrose, « le chien de garde de nos années lycée » déclenchant les rires de tout le monde jusqu’à ce qu’il aille trop loin, les limites étant définies par un petit confort assez mesquin. « Benjamin » c’est la souffrance qu’on croise vers 4h du matin, une photo d’un type au coin d’un bar, vacillant, presque flou parce que presque perdu, des gens riants autour de lui, avec un air un peu idiot mais se tenant à distance.
Florent Marchet refuse de jouer le jeu : « Je déteste les paradis obligatoires, ça m’agace cette impression d’être un dealer de joie », référence à une citation de Claude Chabrol, le cinéaste de la bourgeoisie – que je n’ai hélas pas retenue. Ironie ou pas, le début de ma conversation avec Florent Marchet va porter sur l’industrie du disque et il aura ce raisonnement que j’ai trouvé très intéressant : « La musique est dans le même état que notre société, au même titre que l’écart se creuse entre le haut et le bas, avec un no man’s land au milieu, la petite bourgeoisie musicale tend à s’effacer, l’écart se creuse, il n’y aura bien
tôt plus que l’élite, les lady Gaga et les classes laborieuses, les galériens de l’industrie du disque. »
Mais ce n’est pas son genre de poser un jugement définitif sur les choses. « La morale, ce n’est pas mon truc, le divorce intellectuel arrive justement quand le bien et le mal se confrontent à ce qui est bon ou mauvais pour soi-même ». Mais il n’a pas de solution à proposer, il regarde mi-amusé mi-touché nos petites négociations, photographe de nos erreurs et de nos démissions, ralentit des scènes de la vie ordinaire jusqu’à ce que nous réalisions vraiment ce qui se passe, sans que pour autant, il y ait d’issue.
« Courchevel » et sa pochette kitsch, ses arrangements teintés 70, nous content « Les choses de la vie » ; Florent Marchet comme un Claude Sautet de la chanson – cinéaste qu’il cite et adore – résolument ancré dans notre époque, jamais dupe, épingle avec beaucoup d’humour et de grâce, nos paradoxes et nos lentes débâcles.