[ATTENTION SPOILERS] On ne s’attendait pas à ce que Raúl Ruiz fasse preuve d’une telle modernité et nous livre un film prenant le contre-pied des tendances visuelles tout en combattant sur le même terrain narratif, pourtant « Les Mystères de Lisbonne » est bien cette œuvre à la croisée des styles et des supports, une œuvre qui convoque avec discernement et recul la rigueur stylistique du cinéma (travellings haletants, cadrages ambitieux), le romanesque des grands feuilletons littéraires, les constructions n’ayant que faire de la temporalité des meilleures séries télé (4h26 étant enfin une durée raisonnable pour permettre à un film de développer son histoire) et le classicisme pictural du XVIIIème, le tout pour un rendu qui ne se rapproche d’aucun de ces arts mais qui reconceptualise le théâtre.
Plus qu’un film en costume structurant via des zones de frictions entre une dizaine de personnage les drames humains qui n’ont cessé d’être ceux des nobles (amours, trahisons, meurtre, secrets de famille) et ce à toutes les époques (un vagabond ironisant même en soulignant combien le film ne s’intéresse jamais aux problèmes de ceux qui souffrent vraiment), « Les Mystères de Lisbonne » est effectivement avant tout un film sur la mise en scène théâtrale. Alors qu’il est blessé et alité, le jeune Pedro da Silva reçoit un théâtre en carton miniature : c’est le point de départ de ce que l’on pourra interpréter à la fin comme un monde imaginaire créé de toute pièce par les divagations d’un enfant mourant, comme un monde où chaque personnage joue plusieurs rôles et où se mettent en perspective les figures paternelles, la mère, le mécène et bien sûr les moi présents et futurs. Le film de Raúl Ruiz devient alors un théâtre où chaque échange se joue à deux niveaux : celui des personnages principaux représentant l’action principale et celui des personnes qui écoutent et regardent représentant le public. Ainsi dans la majorité des scènes le spectateur se met au niveau des domestiques attendant derrière la porte, se mélange aux moines agglutinés de l’autre-côté du passe-plat, se fond aux passants (incroyable scène de duel entre Pedro da Silva et Alberto de Magalhães où justement le passant se suicide en rentrant sur scène), et afin de mieux scruter prend même la place des personnages des tableaux ; on pense ainsi souvent, de par la posture de ce public à « L’assassin menacé » de Magritte. Les plans deviennent alors des planches et les personnages quittent la scène en sortant du cadre (Ângela de Lima dans le parc…) tandis que les dialogues sont traités frontalement, les visages à l’avant-plan étant aussi nets que ceux à l’arrière-plan.
Certes les unités de temps et de lieu sont bafouées de long en large – on voyage du Portugal à l’Italie, de la France à l’Afrique, et l’on traverse le temps sans aucune logique chronologique – mais le jeu des acteurs n’en reste pas moins délicieusement théâtral. « Les Mystères de Lisbonne » aurait pu être un film sur les mondes parallèles (thème cher à Raúl Ruiz), sur les vies alternatives, mais l’imagination surplante trop souvent ici le naturel des hommes pour que l’emphase ne soit pas un parti pris thématique. S’il s’agit de laisser la fin ouverte et de permettre au spectateur de se faire son propre avis, il n’en reste pas moins que le film, à la manière d’un « Inception » regorge d’indices (l’aménagement, similaire à celle du début, de la dernière chambre de Pedro da Silva en est un).
Pas besoin d’avoir lu Camilo Castelo Branco pour sentir que son œuvre est transcendée dans un film où chaque personnage est habité par une fragilité touchante, où l’on sait qu’à n’importe quel instant il peut perdre ses forces et s’évanouir. Sincère et profond, une œuvre à rebondissements dénuée de roublardises et d’artifices pour une épopée transgenre éclatante.
Note : 9/10
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