CARANCHO de Pablo Trapero
Sortie le 2 février 2011 - durée : 01h47 min
Ce sont des personnages qui ne connaissent pas le repos, des personnages à qui la ville ne laisse aucune accalmie. Chaque fois que Lujan (médecin urgentiste) et Sosa (avocat malhonnête des accidentés de la route) veulent s’aimer, le poids du monde les rattrape. Il y a toujours le bruit des moteurs, le son des klaxons et les lumières éblouissantes des phares pour parasiter leur amour, pour l’empêcher de se dorloter dans le doux apaisement des rencontres qu’on imagine qu’elles nous sauveront la vie. On a envie de se perdre dans les yeux bleus de Ricardo Darin (qui enchaine après « Dans ses yeux » les films d’exception) et sous les cernes de Martina Gusman (l’actrice fétiche de Pablo Trapero), mais il faut attendre la scène de l’ascenseur, cet instant hors du temps, ce moment de calme avant la bataille pour pouvoir l’espace de quelques secondes profiter de la pureté de l’amour et de cette nouvelle dépendance acquise.
« Carancho » est une œuvre qui joue sur l’absence : un film noir sans flic, un polar sans enquête et surtout une histoire d’amour sans élans amoureux. Tout ici se joue dans la nuance, dans ces gestes maladroits qu’on offre à l’autre le lendemain du premier réveil, dans cette compréhension que l’autre est la seule issue possible à la tristesse mais que même cet éclat ne sera pas suffisant pour illuminer l’obscurité qui s’étend de jour comme de nuit sur Buenos Aires. Il n’y pas de héros mais pas non plus d’anti-héros, juste des personnages qui avancent péniblement en trainant à leur pied le boulet de leur côté obscur : on ne peut pas combattre ce qui est en nous, il faut juste composer avec ! Jamais le moindre jugement de valeur ne sera porté sur le rapport que Lujan entretient avec la drogue.
A chaque seconde les visages saignent un peu plus et les blessures cicatrisent de moins en moins vite ; à chaque instant, la moralité devient le vestige éthique d’une société qui a depuis longtemps rendu les armes, et c’est au sein de cette déchéance physique et morale que grandit peu à peu l’intensité des sentiments entre Lujan et Sosa.
Arborant la couronne noire des rois sombres, profilant énergiquement son bec crochu, le caracara (carancho donc en argentin) guette la mort. Il se fond dans le décor, fait corps avec lui, devient un touriste naturel, un élément du paysage mais dès que sonne le glas, qu’il s’agisse d’un rongeur ou d’une dépouille humaine, il déploie ses ailes d’aigle mexicain et fonce sur sa proie. On lui donnera le nom de charognard, on l’inculpera de tous les mots, mais pourtant il ne sera pas la cause de la mort mais seulement une conséquence, un simple oiseau de nuit qui vit le jour et qui se bat pour sa survie dans un monde où il n’y a pas un coupable mais divers degrés de culpabilité.
Après « Leonera », c’est la deuxième fois que Pablo Trapero mélange exigence artistique et engagement politique pour un résultat qui va au-delà de la simple indignation. Un projet de loi contre les caranchos en Argentine est aujourd’hui, en partie grâce au film, à l’étude ; espérons juste que ce ne sera pas l’action qui masque la réalité de l’aigle et la cause de la mort des proies.
Note : 8/10