Singapour est une ancienne colonie britannique qui a accédé à l’indépendance en 1965. Composée d’une soixantaine d’îles, la vie se concentre essentiellement sur l’île principale de Singapour. Fortement urbanisée, elle ne ressemble à aucune autre île ou pays asiatique. La tradition a très peu de prise sur la ville et se niche essentiellement dans le quotidien des trois ethnies principales qui composent son tissu social : les malais, les indiens et les chinois. Il n’existe pas à proprement parler de culture nationale singapourienne même si depuis l’indépendance, les différents gouvernements tentent de faire naître une identité culturelle, politique et sociale commune. Durant les dix ans qui suivirent 1965, cette politique au forceps bénéficia surtout à la musique du petit état. Lorsque vous vous promenez à Singapour, trois choses vous surprennent : l’incroyable propreté (nos villes occidentales sont des égouts en comparaison), l’extrême apparente occidentalisation du lieu (je dis bien en apparence car dès qu’on regarde attentivement, ce n’est pas le cas) et la musique.
Comme dans tous les autres pays asiatiques, les musiciens de Singapour créèrent une musique hybride composée des sons occidentaux (essentiellement influencés par les Beatles, les Stones et Jimi Hendrix en tête) et des ingrédients traditionnels des trois ethnies : le chant malais, les percussions indiennes et les instruments à corde chinois. Cette politique agressive libéra les esprits et boostés par le vent libéral de l’époque, les musiciens de la péninsule connurent une période de créativité sans précédent avec tous les excès qu’on imagine, ce qui conduisit le gouvernement à faire machine arrière. S’en suivit alors une politique répressive avec son lot de règles idiotes : le chewing-gum fut interdit, les musiciens occidentaux de passage dans le pays devaient se faire coiffer avant de passer à la douane, etc.
La politique du gouvernement encouragea alors, sous toutes ses formes qu’elles soient, diverses musiques asiatiques à émerger comme le dangdut ou encore les concepts musicaux comme l’irama. Les artistes singapouriens, trop habitués à la musique occidentale, durent évoluer avec cette contrainte ou tout simplement disparaître. Peu à peu, cette main-mise gouvernementale sur la culture imposa une auto-censure qui, encore aujourd’hui, est endémique. La musique singapourienne est aujourd’hui fortement marquée et rythmée par des événements nationaux comme le National Day Songs, qui invite chaque année quelques artistes à composer un hymne pour leur pays. Tous les 09 août et ce depuis 1984, une chanson se rajoute au tableau de cet événement.
Se créer une histoire commune ainsi est devenu plus qu’un leitmotiv. Singapour est connu dans le monde pour avoir construit une société prospère avec peu de ressources naturelles ; mais la perle asiatique veut l’être aussi pour sa culture. Cette politique dictatoriale a eu au moins le mérite de poser les bases d’une nouvelle histoire et de proposer aux futures générations des racines sur lesquelles elles pourront se reposer. Deux mouvements propres à Singapour, ce sont ainsi développés : l’un est resté confidentiel, le Xinyao, et l’autre est le genre populaire par excellence, la musique folk Peranakan.
La musique folk Peranakan est issue en fait d’une longue tradition de mixité entre chinois et malais qui, au fil des décennies et des siècles, formèrent une ethnie à part entière, les Peranakan. Cette partie de la population, de par son ouverture sur les autres cultures, a intégré dans son quotidien les traditions des uns et des autres, il est donc naturel que la musique en soit le reflet. Le Peranakan peut se chanter aussi bien en anglais, en malais et en chinois, puisque l’ethnie pratique couramment ces trois langues, mais l’anglais prédomine le genre. Ne vous y trompez pas, lorsqu’un occidental écoute ce genre musical pour la première fois, il entendra… de la pop locale, avec ce son si caractéristique de bontempi qui nous crisse les oreilles. L’élément traditionnel est apporté dans le soin des compositions : la rythmique est essentiellement chinoise et le reste puise dans la tradition malaise avec notamment l’Asli, qui combine le chant malais aux instruments occidentaux et indiens. Sans être de la grande musique, la musique folk Perenakan n’en reste pas moins accrocheuse et sincère. Elle est la musique que les Singapouriens affichent avec fierté lors des festivals et du National Day Songs.
Le Xinyao est d’origine essentiellement chinoise et n’est joué que par cette ethnie. Tout comme le Perenakan, ce genre musical est apparu dans les années 80. Xinyao signifie en mandarin, nouvelle chanson. Pareillement au Perenakan, le Xinyao ressemble à de la pop locale mais avec une spécificité : les paroles parlent du quotidien des habitants de la Cité-État. Fondé par le musicien et écrivain Liang Wern Fook en 1981, le genre s’est discrètement popularisé, poussé par la toute nouvelle politique culturelle du gouvernement. Moins marqué par la tradition, le Xinyao est le genre moderne par excellence : c’est en quelque sorte la vitrine occidentalisée de Singapour, créée, tenue et alimentée par les chinois. A nos oreilles profanes, rien ne le distingue du Paranakan, la seule différence provient de la langue, le Xinyao est chanté uniquement en mandarin.
Ces deux genres sont donc les deux piliers musicaux que le gouvernement promeut, soutient et finance. Cette promotion va jusqu’à l’interprétation des morceaux par les Orchestres Symphoniques. Imaginez que nos gouvernements occidentaux deviennent les VRP des genres musicaux créés sur mesure et vous aurez une idée de l’impact que cela aurait sur nous. A Singapour, le passé n’existe plus, l’ancienne colonie britannique se forge un avenir et elle passe par la musique et un soutien massif à la création artistique.
Mais si la schizophrénie musicale existe, Singapour en est l’indéniable maîtresse. Le jour, le gouvernement fait loi ; la nuit, la ville se transforme en un masque grimaçant, un Janus, véritable oiseau de nuit, naît alors pour mieux mourir au petit matin. Me promenant dans un quartier non touristique, à quelques pas d’Outram, je suis tombé dans un quartier chinois fortement coloré, ce qui contrastait fortement avec les immeubles chics et incolores du centre-ville ; Ici, les petites échoppes et pharmacies chinoises à même la rue cohabitaient avec les sexchops, les bars thaï et les petites salles de concert philippines. Je m’étais perdu dans le coeur de Singapour, loin du discours officiel du gouvernement, ici on braillait sur du Britney Spears ou autre babydoll américaine. En plein Chinatown, je découvris la véritable âme musicale de Singapour, profondément ancrée dans cette culture occidentale que les officiels aiment tant rejeter. Je déambulais donc ainsi, me frayant un chemin parmi cette faune improbable en m’imprégnant au maximum de cette ambiance et comme souvent dans ce cas-là, il y eut un déclic, une empathie se développa en moi : dans ce pays étranger, je me suis senti chez moi. Jusqu’à ce que je découvris un sésame : une petite boutique de disques se tenait là ; je savais par expérience que pour connaître l’âme d’un peuple, écouter sa musique, même interdite, était à la fois un acte de respect et de foi. Il s’offrait à moi une palette de pochettes de disques aux couleurs criardes, que l’on qualifierait volontiers chez nous de kitsch. Les nouveautés de la péninsule asiatique rivalisaient avec les produits occidentaux mais ce qui retint mon attention fut un petit bac de 45 tours, petites galettes noires laissées à l’abandon dans un coin, souvenirs honteux d’une période que le gouvernement avait effacée d’un trait. Je posai quelques questions au vendeur, qui me répondit entre autres que tout le monde avait oublié ce moment.
Je sentis une gêne, presque de la honte, un désir de ne pas en parler. Je n’insistai pas et retournai à mon bac.
Singapour et ses groupes des années 60 n’existaient plus et personne n’en parlait. Des noms comme The Stylers, The Melodians, The Travelers ne résonnaient même plus dans l’inconscient collectif et imaginaire. Peu savent que cette pop si particulière des années 60 avaient développé un son unique fondé sur le rythme a-go-go, ce sous-genre du funk créé à Washington dans les années 70. Sous mes yeux se déployait un paradis perdu, sorte de zombieland de la musique, un truc qui ne collait plus au coeur et à la tête des singapouriens. J’aurai voulu tous les acheter, mais voyageant avec un minimum de bagages, je ne fis que noter les noms sur mon calepin, espérant que je les re-croiserais un jour. Je continuai à déambuler ainsi dans la ville, le reste de la journée, oubliant peu à peu ma découverte du jour. C’est en consultant mon carnet le lendemain que je me souvins de la brève joie éprouvée alors et me décidai à en acheter quelques uns. Tant pis, je me débrouillerais pour les expédier en France par colis, en priant pour que Sainte Poste locale soit efficiente et diligente. Mais c’était sans compter sur le sort. Je mis du temps à retrouver la boutique de disques, l’ambiance dans la ville semblait avoir changé, les visages croisés des marchands ambulants me semblaient différents, je ne me sentais plus en harmonie avec cette partie de la ville, je la sentais presque hostile. Sentiments et impressions idiots. La boutique n’avait pas bougé de place, j’entrai et me dirigeai vers le coin de ma découverte de la veille… Pour me retrouver face à un vide : le bac et ses 45 tours avaient disparu. Je n’eus le droit qu’à un haussement d’épaules lorsque je me renseignai auprès du vendeur sur la raison de cette disparition. Ravalant ma déception, je sortis avec l’étrange sensation d’avoir vu un monde disparaître sans avoir pu le sauver. La politique de ce gouvernement était décidément très efficace.