Il y a matière à parler de James Blake et Nicolas Jaar en montage parallèle : le visage de l’un puis de l’autre, si jeunes, tout juste la vingtaine ; des ascensions fulgurantes, évidemment précoces, construites sur la succession rapide d’EPs consacrés ; des valeurs musicales similaires, des sonorités pareillement inédites et chaleureuses et leur premier album respectif sorti au même moment, début 2011. Voilà pour deux success story qui se comparent et dans une certaine mesure se valent. Seulement on préfèrera mettre notre loupe sur leurs différences, sur ces raisons qui font que James Blake tourne plutôt mal à l’inverse de Nicolas Jaar.
Revenons d’abord sur l’album de Blake dont il y a tant de choses à dire. Nous avions rencontré le garçon fin 2009, sur Hemlock Recordings, label d’Untold, avec un EP surpuissant (Air & Lack Thereof) et un remix édifiant pour ce même producteur (“Stop What You’re Doing”). On y découvrait un espoir fou du dubstep, au groove r’n’b déluré et franchement irrésistible. Il y a tout juste un an James Blake nous faisait aussi sourire avec ses relectures de Lil’ Wayne et Destiny’s Child sous le pseudo Harmonimix. Puis à travers les maxis The Bells Sketch, CMYK etKlavierwerke, il a lentement glissé vers des compositions plus calmes, plus mélodiques, et en contre-partie moins centrées sur le rythme et la basse. À chaque sortie un nouveau pas de franchi, vers une musique hybride où le dubstep n’était plus qu’un fantôme planant sur un je ne sais quoi abstract-electro-funk. La carrière de James Blake, aussi courte soit elle, n’a été ainsi affaire que de ce glissement ; rien ne se solidifie, tout bouge dans la foi et la confiance que génie bien sûr il y a. Malheureusement, le glissement est devenu glissade avec “Limit To Your Love”, Blake continuant à changer en accéléré en s’imaginant maintenant chanteur nostalgique. Son album est la résultante de cette nouvelle lubie soudaine et hors contrôle, trop fragile et prématurée pour que cela donne autre chose qu’un disque creux qui s’affaisse par le centre. Manque de densité, de poids, de la force du déjà éprouvé, le sol de James Blake s’écrase sous ses pieds et le laisse loin de ces deux pôles d’intérêt : un dubstep qui n’est plus qu’un concept vide et des lovesongs pop-soul qui ont bien du mal à se faire reconnaître dans quelques grammes de pianos et de lignes vocales répétées à outrance.
Si nous insistons à ce point sur ce disque de James Blake, c’est que la même lecture pourra en être faite du Space Is Only Noise de Nicolas Jaar. Pour le presque néophyte, en effet, le jeune new-yorkais est surtout un dj star en puissance, hébergé par les plus grands labels house et tech-house de notre temps (Wolf + Lamb, Circus Company et des remixes pour Get Physical, Crosstown Rebels et Bpitch Control). Et si l’on attend de Jaar qu’il perpétue un son house tire-fesses, gare à la déception, car Space Is Only Noise n’est à aucun moment club-friendly. Rien ici ne renouvellera l’excitation de la basse démente de “Time For Us” ou du groove puissant et organique de “Mi Mujer” ou “Marks”. En cela on pourra se dire : Jaar, lui aussi, renie déjà son berceau, s’éloigne à peine accouché des structures qui l’ont engendré. Mais un retour précis et exhaustif sur sa discographie balaiera cette idée en totalité. Car The Student EP, en 2008, sa première sortie, annonçait dès le départ la possibilité d’un en dehors des rythmes en 4/4. Et les signaux n’ont cessé de se multiplier depuis ; relectures down-tempo, mixes ultra-éclectiques, Eps confidentiels et self-released, morceaux interludes transgenres etc. Le parti pris sur Space In Only Noise d’un album calme, réflexif et intimiste n’était ainsi pas sans gestes annonciateurs, sans essais préalables ; c’était au contraire l’accomplissement naturel d’une exploration vieille de deux ans.
Du reste, si l’assise rythmique a changé (la tech-house se transformant le plus souvent en hip hop), si les morceaux ont perdu en longueur et en caractère dansant, le cœur musical de Nicolas Jaar reste égal à lui-même, c’est à dire tourné vers des obsessions musicales qui le définissent entièrement : une culture jazz-world ultra prégnante – l’amour de Mulatu Astatke en tête –, une passion pour les voix traitées et pitchées et un mixage jamais loin d’une dynamique de dj live. Àla différence de celui de James Blake, le premier album de Nicolas Jaar ne se cherche pas, ne se survole pas, il creuse, ou s’il ne le fait pas du moins nous pouvons dire qu’il clame haut et fort sa singularité, varie sur les mêmes thématiques et les mêmes procédés pour mieux s’assoir à une place non savonneuse.
Space Is Only Noise aura du mal à être présenté comme un disque définitif, il lui manque peut-être dix minutes et un titre exportable. Mais son salut est ailleurs : il installe pour de bon Nicolas Jaar parmi les plus artistes les plus prometteurs d’aujourd’hui, pour ses morceaux sont reconnaissables entre mille et qui respirent déjà le sérieux et la maturité technique indispensables pour construire une carrière. Il suffit d’écouter “Keep Me There” pour s’en convaincre, indéfinissable merveille romantique qui à elle seule résume tout notre propos. En cinq minutes, Jaar pose tous les jalons d’une musique nouvelle et crédible : étrange tonalité de voix qui ne dérange pas, rythmique house méconnaissable à un tempo si lent, claviers enveloppants et lunaires, production dubbisante et surtout cuivres finaux d’une beauté et d’une modernité renversantes. Aucun autre morceau de Space Is Only Noise n’atteint de tels degrés de perfection ; peut importe, tous sont aussi des arguments plus que valables pour plaider en faveur de Nicolas Jaar, dont le premier album n’est certes pas un moment historique (l’album est trop confortable pour ça, et il tire parfois trop vers un néo trip-hop agréable sans plus), mais qui écrit les premiers chapitres d’un roman culturel qui n’a peut-être pas fini de nous passionner.
Note : 8/10
>> A lire également, la critique de Spiroid sur Tasca Potosina et la critique de B2B sur Chroniques Electroniques