Sorti d’aucun gros tuyau médiatique, ayant encore une assise publique très incertaine, il serait facile de conclure au hasard quant à notre rencontre avec Fen. Un groupe de black parmi tant d’autres sur lequel nous aurions posé nos oreilles sans espoir précis, et miracle nous tenions une perle underground, extraite du profond néant relativiste des sorties metal. S’il n’est pas faux que le déclic a d’abord eu cette valeur romantique, associé à l’émotion grisante d’être un découvreur, un dénicheur de trésors en milieux hostiles, assez vite, raison faisant, l’intérêt que nous portions à Fen est devenue cohérent, fruit d’une logique que nous n’avions pas encore soupçonnée – une logique de label. Il est intéressant, par conséquent, de ne pas brandir fièrement le deuxième album de Fen comme un précieux magot, tirant la couverture à nous : la carte du butin avait déjà été tracée par d’autres, et nous n’avons fait inconsciemment qu’en suivre les marques.
On doit en fait la découverte et la maturation de Fen au label italien Code666 – au nom pas très engageant, on le concède, rigolo à la limite mais qui laisse mal imaginer la préciosité de cette structure. Code666, à l’œuvre depuis un douzaine d’années, est un rassemblement de groupes disparates et insoumis, dont les points communs sont à chercher loin des ressemblances formelles strictes. Les groupes Code666 partagent ensemble une idée forte : faire du metal différemment, à la seule condition que cette altérité soit justifiée comme nécessité d’expression. Pas un projet d’avant-garde, donc, même si souvent la nouveauté est présente de facto, Code666 ressemble plus à une coopérative hétérogène de groupes qui ne pourraient nullement se débrouiller seuls.
Le catalogue du label se veut transversal en tous points : on y trouve des groupes de toutes contrées (Angleterre, France, Italie, Allemagne, Roumanie, Autriche, Turquie, Grèce, Suède, Norvège, Pologne etc.) dans des styles aussi variés que le black metal folklorique, le funeral doom, le trash-indus et des mélanges bien plus étranges encore. Et depuis douze ans, Code 666 soutient et met en avant des groupes formidables. On retiendra entre autres Manes et son brillant Vilosophe, magnifique tentative en 2003 de marier pop et metal futuriste, Negură Bunget qui à longueur d’albums donne corps à un black metal transylvanien plein d’ésotérisme local, plus proche de nous Âmesoeurs, projet français inspiré du shoegaze auquel participe le vénérable Neige (Alcest, Peste noire), n’oublions pas non plus Void of Silence, formation doom on ne peut plus démente ou encore Ephel Duath, fers de lance des croisements entre hardcore-metal et jazz. Nous avons écouté tous ces groupes sans les associer. Des fils à peine visibles les tenaient sans qu’on y prête attention. Aussi, c’est l’occasion pour nous de souligner que ces fils existent, et que loin de toute magie, c’est grâce à eux que Fen arrive à nos oreilles. Code666 s’occupe de ces conditions de possibilité, de ce défrichage de terrains vierges dont n’est retenu que l’essentiel, refusant tout exotisme pour mieux montrer le sérieux de ces particularismes.
Fen, nous y arrivons, même s’il est un groupe anglais et que le dépaysement n’est pas brutal, incarne pourtant bien une certaine idée du régionalisme. La croûte musicale est celle du black metal scandinave – et indéniablement c’est la chose que l’on entend en premier –, mais à frotter un peu on découvre disons deux influences majeures toutes deux profondément anglaises. La première est celle du doom metal du label Peaceville et de sa triade majeure Anathema, My Dying Bride et Paradise Lost, eux-mêmes largement affiliés à l’enseignement des Pink Floyd. La deuxième est la vague shoegaze du début des années 90 avec en tête Slowdive et My Bloody Valentine.
En mêlant à son socle black l’aspect dépressif et progressif du doom anglais ainsi que les mélodies éthérées et la légèreté du shoegaze, Fen défend une vision hyper sensible et pas moins racée du metal ; Epoch est triste sans être morbide, mélodique sans être trop clair, on avance dans l’écoute avec un certain confort, attentif et bien disposé à suivre les nombreuses inflexions de Fen, tantôt vers du black crève-cœur, tantôt vers des mid-tempo vaporeux et des breaks variés et audacieux. Il se dégage ici un beau sentiment de fluidité, un équilibre parfaitement maintenu entre complexité structurelle et effort de proposer une émotion maîtrisée et canalisée. On a en effet rarement vu black aussi habile pour développer un thème sur huit ou dix minutes : alors que généralement les séquences se succèdent mécaniquement, artificiellement, tronçons de morceaux collés les uns aux autres, Epoch propose de vrais développements subtils et sans décrochages, sans ces fameuses ruptures de tons à l’intentionnalité toujours suspecte.
Le plaisir qu’Epoch convoque est quelque peu ambigu. Si la pochette renvoie immanquablement à l’esthétique black, de manière d’ailleurs un peu poussive, rien pourtant ne rattache l’auditeur aux sentiments classiques du genre. Il n’y a pas d’horizon spirituel, pas de haine sous-jacente, le black est en fait un moule utilisé à contre-emploi, pour le remplir d’anglicismes sonores très contemplatifs et affectivement travaillés. Ce n’est ainsi pas une surprise si les groupes qui ressemblent le plus à Fen sont également des entités hybrides ; on pense par exemple à Agalloch pour leur profondeur émotionnelle et leur magnificence narrative, à Katatonia pour l’usage vaporeux des voix claires : deux groupes immédiatement identifiables et qu’on peine toujours autant à classifier. On pourra encore énumérer d’autres accointances – certains verront ici du post-rock ou là des passages folk –, l’important à garder à l’esprit est que Fen demeure pluriel, pluriel et agile, et qu’on a rarement entendu black metal aux atmosphères aussi prégnantes et fines ; à l’inverse pourrions-nous aussi dire que nous n’avons jamais entendu shoegaze aussi extrême, aussi radical dans son expression – c’est du pareil au même, et il serait fou de dire le contraire.
Note : 8,5/10