FIGHTER de David O. Russell
Sortie le 9 mars 2011 - durée : 01h53 min
Je m’appelle Gerald Norman Springer, mais vous pouvez m’appeler Jerry. En d’autres temps, j’ai été maire de Cincinnati, Ohio, mais on me connaît surtout pour l’émission qui porte mon nom. Depuis 1991, la simple évocation de mon patronyme fait saliver les téléspectateurs, qui se ruent en masse devant leur poste pour se payer une bonne tranche de vie.
Dans mes programmes, des couples viennent s’entredéchirer face caméra sous prétexte que l’un a trompé l’autre avec sa mère, sa sœur ou les deux à la fois. Des femmes révèlent à leurs petits maris que jadis, elles possédaient un pénis. Mille autres problèmes de famille se règlent sous mon arbitrage, et sous les yeux ébahis d’un public aux aguets. Vous pouvez trouver ça racoleur, infâme, à peine digne des massacres jadis perpétrés dans les arènes pour le plaisir des citoyens romains. Pour ma part, je considère que mon travail est d’intérêt public. Je suis l’assistant social que ces gens crasseux n’ont pas les moyens de se payer. Je suis la main compatissante, l’épaule réconfortante de ces sous-êtres humains trop souvent ignorés. Je suis un sauveur, un guérisseur, un alchimiste des temps modernes.
Et tant pis si les bien pensants réduisent mon show à une poignée de bastonnades entre obèses ou aux quelques faits divers sanglants qui ont pu en résulter. Personne avant moi n’avait eu l’idée de faire parler l’Amérique d’en bas, de lui permettre d’expectorer sa médiocrité et ses états d’âme toujours primaires. Personne. Et croyez-le ou non, j’en suis sacrément fier.
Preuve ultime de mon accomplissement social et de l’admiration sans borne que me vouent certains artistes américains : le Jerry Springer show vient de faire l’objet d’une adaptation cinématographique récompensée par deux Oscars. Incroyable mais vrai. Oprah et les autres doivent être complètement verts. Ce n’est pas à eux qu’une telle aubaine arriverait.
Le film s’appelle The fighter, mais pour la sortie française ils ont enlevé le ‘the’. Des fois qu’on confonde avec The wrestler, sans doute. Paraît d’ailleurs que Darren Aronofsky a failli réaliser le film. Je me demande bien pourquoi il s’est finalement retiré d’un projet. Fighter, c’est l’histoire de deux demi-frères dans le milieu de la boxe : l’un est une ancienne gloire qui a sombré dans la drogue, l’autre est une étoile montante à qui manque encore ce petit quelque chose qui fait les grands champions. Faut dire que le type est sacrément plombé par une ribambelle de gonzesses absolument hystériques (sa mère et ses sœurs) qui l’empêchent un peu de s’épanouir. On choisit pas sa famille.
Le film est clairement adapté de plusieurs numéros de mon émission, déjà parce que ses personnages me font penser à plus d’un protagoniste de mes shows : des petits frappes sans cervelle qui adorent jouer à « qui c’est qu’a la plus grosse », pas forcément pour séduire les filles, mais surtout parce que c’est rigolo de se comporter comme des connards. Comme si dans ces milieux-là, c’était la seule façon de se distinguer. Des vrais showmen, les mecs, ultra expressifs et tout et tout. On a souvent accusé mon programme d’être totalement bidonné sous prétexte que certains des intervenants avaient l’air de déclamer leur texte en grimaçant outrageusement. J’avoue, c’est arrivé. Et figurez-vous que David O. Russell a réexploité ce fabuleux principe, qui confère à tout spectacle un dynamisme jouissif, pour diriger ses acteurs. Si Fighter est une adaptation aussi réussie de mon travail, c’est parce qu’on y retrouve tout le grand guignol qui en fait le sel : emphase mal contrôlée, mimiques incessantes, mouvements de caméra brusques et saccadés, pour bien insister sur le réalisme des situations.
Je tiens tout particulièrement à saluer la prestation de monsieur Christian Bale, qui a mille fois démontré ailleurs ses qualités d’interprète, et qui a magnifiquement adapté son jeu à mon univers. Comme s’il se trouvait dans un mauvais boulevard, il ouvre régulièrement des yeux exorbités, laisse pendre sa mâchoire inférieure pour renforcer son aspect squelettique, envoie valser dans le décor son corps dégingandé. C’est une leçon adressée à tous ces excellents acteurs qui ont couru toute leur vie après l’Oscar : vous aussi, inspirez-vous de mes émissions, faites le vide dans votre tête, jouez comme si vous deviez mourir demain, comme si le ridicule n’existait pas, comme s’il n’était pas important de donner de la crédibilité à un personnage ayant vraiment existé. Repoussez les limites de la méthode Actors studio. Et empochez une statuette.
La pauvreté thématique de Fighter est à l’image de celle de mes meilleurs numéros. Un peu de « l’union fait la force », un peu de « famille je vous hais », et cette façon délicieusement complaisante de mettre des tocards sur le devant de la scène pour tenter d’en faire des héros. Ça a déjà été vu mille fois, et en beaucoup mieux, mais qui s’en soucie. La ménagère n’est pas exigeante, que je sache. Ce qu’elle veut, c’est de l’émotion simpliste, du lacrymal de bas étage, de quoi alimenter ses futures discussions avec des voisines aussi bouleversées qu’elle. De la larme propre, qui mouille mais ne tache pas. Un compromis entre Rocky et Seabiscuit, mais sans la finesse. Non vraiment, quel travail, ce Fighter. Moi qui pensais avoir poussé le racolage et le sentimentalisme à leur paroxysme, j’en reste éberlué.
Éberlué et jaloux, à vrai dire. Je ne peux pas laisser faire ça. Gerald Norman Springer ne peut pas se laisser ravir ainsi le titre de roi de la putasserie. Je vais me surpasser. Je vais me battre. Et bientôt, à côté de mes prochains productions, Fighter aura l’air d’un bon film.
Note : 2,5/10