La bande dessinée souffre d’une réputation d’art mineur qui peine à s’atténuer. Elle serait, selon ses différents détracteurs, créée par de grands adolescents mal dégrossis pour de vrais adolescents trop fainéants pour se plonger dans un bon vieux Balzac (auteur d’obédience classique dont la lecture rendrait plus intelligent que celle de l’intégrale de Boule & Bill).
Pour prouver cette mauvaise réputation, faites ce test de crédibilité de la bande dessinée auprès de vos proches moins sensibles aux charmes du 9ème art…
Un dimanche pluvieux, prenez place dans le fauteuil du salon et emparez-vous de l’édition en Pléiade des « Correspondances » de Gustave Flaubert. Lisez d’un air pénétré. Au moment fatidique de vous rappeler d’aller acquérir une baguette fraîche nécessaire à la réussite du déjeuner, votre conjoint(e) impressionné(e) par votre exigence intellectuelle tiendra à peu près ce langage : « Excuse-moi de te déranger, mais tu penseras au pain ? ».
La semaine suivante, jetez-vous une nouvelle fois dans le fauteuil du salon accompagné(e), par exemple, de l’intégrale du « Cri du Peuple » de Jacques Tardi. Lisez d’un air pénétré. Votre conjoint(e) vous rappellera sans sommation ni précaution polie que la blanquette va être trop cuite et que saucer sans baguette fraîche est indigne d’un déjeuner dominical réussi. Dans le même temps, votre fille de 11 ans aura allumé la télévision sans bénédiction parentale préalable, autorisant les Jonas Brothers à accompagner de leurs voix chevrotantes les heures graves de la Commune de Paris. Bref, tout le monde se cogne prodigieusement de votre immersion dans une bande dessinée, considérant que la concentration nécessaire à sa consommation ne nécessite qu’une attention superficielle digne de celle qu’on accorderait à la contemplation d’un aquarium. Et je ne vous raconte même pas si vous troquiez Tardi contre Yakari…
Pourtant, la bande dessinée a largement atteint l’âge adulte et la capacité de générer ses propres chefs-d’œuvre, à la croisée de 3 arts majeurs que sont la littérature, la peinture et le cinéma. L’un des critères de réussite objective d’une bande dessinée est l’atteinte de l’équilibre entre ces 3 dimensions : qualité narrative, qualité graphique, qualité de mise en scène. La série L’assassin qu’elle mérite, dont seul le premier tome Art Nouveau est paru jusqu’à présent, parvient à atteindre plus qu’honorablement cet équilibre.
En 1900, à Vienne, Alec, un dandy richissime et provocateur (dont le visage dessiné évoque parfois le Joker de Batman), fait le pari avec son compère Klement de réaliser une œuvre d’art d’un genre nouveau, loin des fumisteries prétentieuses qui pullulent dans les galeries d’art de l’époque. Il veut créer de tout pièce un assassin, avec pour matière première un jeune homme moralement pur dont il se chargerait de modifier la trajectoire de vie. La bonne société, dans sa volonté d’être confrontée à la provocation artistique, récolterait alors l’assassin qu’elle mérite (notez ici la brillante astuce relative au titre de l’album…). Alec et Klement vont alors croiser par hasard la route de Victor, un adolescent prolétaire en conflit avec son père, et le manipuler en lui ouvrant à volonté les portes d’un bordel viennois dont les plaisirs défendus déclencheront chez Victor une addiction fatale. Car dans son jeu pervers, Alec va suspendre sans préavis les faveurs accordées à Victor…
Citant Huysmans et Oscar Wilde (références audacieuses), le scénario de Wilfrid Lupano s’accorde harmonieusement au dessin réaliste et chatoyant de Yannick Corboz, parvenant à distiller un parfum de lutte des classes et de déterminisme social dans cet album séduisant. La construction des cases et la mise en scène des pages manquent peut-être d’une dimension plus spectaculaire mais l’ambition scénaristique de départ est suffisamment louable et bien menée pour que ce bémol reste anecdotique.
L’assassin qu’elle mérite n’est en qu’une illustration parmi d’autres : la bande dessinée contemporaine sait s’adresser à un public adulte et exigeant, en abordant des thèmes complexes (politiques, historiques, sociaux voire existentiels). Il est donc probable que l’heure approche où la lecture d’un album ne suscitera plus d’indifférence teintée de dédain dans le regard des béotiens.
Et au pire, si les dimanches de lecture de BD se suivent et se ressemblent malgré tout, on pourra toujours décongeler du pain pour saucer la blanquette.
Note : 7,5/10