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C’était des chansons avec lesquelles on se sentait nu, des chansons avec lesquelles il n’était pas nécessaire de jouer un rôle, de porter un masque. Il n’y avait plus de honte et on assumait la naïveté, le sentimentalisme, les larmes qui coulent, adossé au rebord de la fenêtre, la clope au bec prêt à jeter tout à la mer des containers de vielles affaires, prêt à se débarrasser de notre mémoire sale, de tout ce qui nous lie et qui nous lasse. Ce n’était pas de la connivence et encore moins de la projection et ça allait même au-delà de la tragédie d’Alex Beaupain, de cet être aimé qui était parti trop brusquement. Certes, il y avait de la compassion mais elle n’avait rien de forcée, rien de programmée. Les mots touchaient parce qu’ils transpiraient de vérité, de cette vérité qui est par elle-même, qui ne découle pas d’un schéma intellectuel. Ce n’était jamais cousu de fils blancs parce que ce n’était pas cousu du tout. On se sentait homme, on se sentait femme, on pouvait être romantique et dans le bonheur et dans la tragédie. On avait suivi un chanteur lors des dernières phases du deuil, de la dépression à l’acceptation et on s’y était attaché.

« 33 Tours » se clôturait sur « Pas grand-chose », dernier message à l’amour décédé, dernier adieu doux-amer avec ce terrible constat que les choses avancent sans avancer, qu’on ne loupe rien parce qu’il n’y a rien à louper. Qui y a-t-il à raconter à part qu’on a vieilli et qu’on a changé d’appartement ?

Pourquoi battait mon cœur ? Un titre d’album en forme de confession car la carrière d’Alex Beaupain s’était jusqu’à maintenant fondée sur la nécessité de se reconstruire, chaque chanson étant une étape dont au moins un mot rappelait la mort, le passé et ce qu’on a perdu. Faire le deuil était le leitmotiv, c’était ce qui alimentait le cœur. « 33 Tours » avait acté la dernière étape, avait mis à plat la vie d’après et les petits mots vers l’au-delà ; comment poursuivre alors ? Et surtout fallait-il continuer puisque le cycle était achevé ? Oui comment continuer sans tomber dans l’indécence, sans transformer le deuil en un fond de commerce ?

Perdu pour perdu
Autant ne plus avoir
De souvenirs pas plus
Que de mémoire
La mémoire vois-tu
Je n’y tiens plus

A cette question, Alex Beaupain répond avec les mêmes arguments qui avaient à l’époque créé un lien : des émotions en équilibre, au bord de la rupture, qui regardent le précipice du racolage et des violons affectés, non pas avec mépris mais avec miséricorde. Il prouve surtout que sa sensibilité n’était pas liée à l’événement mais à sa nature, et que la tristesse n’était pas temporaire mais malheureusement acquise ; on oublie les êtres mais pas les traumatismes. De son histoire personnelle, Alex Beaupain passe à un « je » universel. Mort, rupture et amour consommé sont dorénavant traités comme une donnée unique. L’amour est amertume mais l’amour est sublime, y compris dans ses tragédies, dans ses séparations.

Les séparations se télescopent :

Ce champ de ruines où je me couche
Cette cathédrale effondrée
Tu en étais la pierre de touche
La clé de voûte, le grand pilier
Le jour vient, étouffant le rêve
A travers ces vitraux brisés
Je dois te dire même si j’en crève
Même s’il m’en coûte
De l’avouer
Je t’ai voué
Un culte assez
Insensé
Je t’ai prié
De me garder

Même le rapport au monde politique ne peut se faire que par le biais d’une cohabitation affective comme sur « Au départ », chanson qui s’accorde, avec peut-être une pointe d’ironie, un écart souchonien. Si Alex Beaupain est probablement toujours ce chanteur qui se moque gentiment de Patrick Bruel et des émotions télévisuelles toutes faîtes, on sent qu’il assume aussi de plus en plus d’être considéré comme un acteur de la chanson française. Si on regrettera les arrangements un peu poussives de Jean-Philippe « Readymade FC » Verdin qui succède difficilement à Frédéric Lo (surtout au niveau des envolés de cordes), on se consolera avec les instrumentations qui suivent justement la voix spécifique du français (« De tout sauf de toi »). De même si on pourra être déçu que le meilleur titre de l’album soit une réinterprétation de son « Avant la haine » de 2006, on se consolera avec les ponts qui se dressent entre « Ciel de traine » et « Un culte insensé ».

Parce que moi aussi mon âge me rattrape, parce que moi aussi toutes ces valeurs m’écœurent, parce que moi aussi je frotte mon corps au monde brutal en espérant plus de peur que de mal, je continuerai encore un peu de fumer des clopes au balcon.

Note : 7/10