Le jour de mes trente ans – pour maintenir le flou artistique, on dira que ça ne fait pas si longtemps mais que ça commence à se chiffrer en années quand même – on m’a forcé à défoncer un album d’Oasis à coups de marteau, façon Park Chan-Wook. C’est dire si mes manières d’avocat du diable, dans le cas précis des Mancuniens, m’ont valu quelques quolibets. L’anecdote est aussi bien révélatrice de l’aversion que peut susciter le rock prolétaire anglais dans ce qu’il a de plus hooligan, et du rapport peu objectif que ses détracteurs peuvent entretenir avec un songwriting pourtant brillant. Car s’il est fort probable que je me serais exécuté sans rechigner face au boîtier du grotesque et boursouflé “Standing on the Shoulders of Giants”, je n’ai pu cautionner les sévices nettement plus polémiques qu’on m’imposait d’infliger ainsi à “Definitely Maybe”, album fondateur et symbolique, l’emblème d’une époque et d’un genre, collection de chansons toutes plus orgueilleuses les unes que les autres.
Du temps de ses débuts, en effet, le son d’Oasis possédait cette magnificence naturelle et ne s’était pas encore vautré dans la prétention illégitime. À l’instar de The Streets, dont je vous entretenais le mois dernier, le groupe a défini sa génération le temps de deux glorieux albums avant de sombrer dans la caricature et l’absence d’arguments. Depuis, le plus jeune des frères Gallaghers’est essayé à l’écriture, d’abord de façon calamiteuse (que celui qui n’a pas vomi sur Little James me jette la première pierre) avant de faire ses preuves avec une réelle classe (Songbird, un des rares classiques du groupe ce siècle-ci). Pour autant, on n’aurait pas misé un kopeck sur Liam après le fameux split de Rock En Seine il y a deux ans. Certes, le petiot a sa voix pour lui, mais comment ne pas accorder un crédit supplémentaire à l’auteur de Wonderwall et Supersonic ? Comment aussi ne pas éprouver davantage de sympathie pour un grand frère qui, passé les frasques de jeunesse et les « bons mots » plus que douteux, semblait avoir atteint un certain degré de civilisation quand son cadet, à près de quarante berges, se piquait d’afficher encore les pires insolences et un piètre sens de la famille ?
On ne sait ce que la mère Gallagher pense de toute cette histoire, mais un constat s’impose : les certitudes se sont fait la malle quand les seconds couteaux Gem Archer et Andy Bell ont pris le parti de poursuivre l’aventure en compagnie du prétendu chien fou, commençant à crier à qui voulait l’entendre que le son des cloches de Noel ne représentait jamais que le côté pile d’un récit à deux faces. Est-ce par opportunisme que les deux gratteurs se sont éloignés des diktats de l’ex-leader despotique ? Ont-ils saisi leur chance de laisser s’exprimer des plumes qui, jusqu’à présent, n’ont signé que les titres de remplissage des trois derniers albums d’Oasis ? Ont-ils vu en Liam le plus sûr espoir de renouer avec le succès ? Ou ont-ils voulu humblement respecter la seule marque de volonté qui a sonné le glas d’Oasis et consommé sa dissolution, à savoir le départ de Noel ? Peu importe : le pari est en tout cas osé, d’autant plus lorsqu’il faut se farcir les déclarations morveuses de Liam, persuadé bien entendu que Beady Eye sera « dix fois plus énorme qu’Oasis ». Mouais.
Loin de moi l’idée d’appuyer ce discours de cour de récré, mais force est de constater que “Different Gear, Still Speeding” est plutôt une bonne surprise, et sonne comme on pouvait le prévoir : l’album d’un groupe libéré. Sans se mettre, semble-t-il, d’autre pression que celle de (se) donner du plaisir, les trois musiciens augmentés du batteur Chris Sharrock (ex-La’s, excusez du peu) livrent une galette de pur rock n’roll anachronique, respectueux de ses idoles (Beatles & Stones) mais bien décidé à les pomper jusqu’à la moelle. C’est ainsi que l’efficace Millionaire sonne comme une compo harrissonienne circa “Rubber Soul” et que Wind Up Dreamtente le riff universel à la Keith Richards avec plus ou moins de réussite. Évidemment, l’obsession maladive du petit Gallager pour le John Lennon ressuscité de “Plastic Ono Band” et “Imagine” reste le principal moteur d’une « inspiration » sans vergogne. À ce titre, For Anyone ou The Beat Goes On constituent deux beaux exemples de ballades intemporelles à même de prouver que Liam, même sans une once d’originalité, reste un artiste doué, quand les plus longs et lourds Wigwam ou Kill for a Dream rappellentOasis à son plus vaniteux, tenté par l’hédonisme hippie mais tout juste capable de se reluquer le nombril.
On ne peut pas réussir à tous les coups. Pourtant, c’est avec une énergie retrouvée que Four Letter Word envoie le bois d’entrée de jeu, faisant sonner le rock anglais plus fier que jamais. C’est bien simple, Liam Gallagher n’a plus chanté avec autant de morgue depuis Rock n’ Roll Star. Dominé par un piano en feu et des chœurs inédits, le single Bring the Light s’offre même le luxe de rivaliser avec Jerry Lee Lewis sur son propre terrain. « Autre engin, toujours à fond de balle. » Et Beady Eye de conclure sa (re)naissance avec panache… et une jolie faute d’anglais : « The morning son has rose. » Si les textes n’ont jamais été, loin s’en faut, le fort des rockeurs oasiens, celui de Morning Son s’apparente cependant à une véritable tentative d’exorcisme. « He’s in my mind, he’s in my soul, he’s even in my rock n’roll. (…) So let it be, and given time, you’ll go your way and I’ll go mine. » Comme si Liam voulait savourer son affranchissement, sur une mélodie limpide qui reprend les choses là où Champagne Supernova les avait laissées quinze ans auparavant.
Fort de ses nouvelles convictions, quand bien même il n’a jamais vraiment été homme à douter, le cadet des Gallagher réussit l’exploit, au bout de près de vingt années de dévotion à la cause rock, de célébrer sa seconde jeunesse avec une bande-son qui ne mérite en aucun cas l’autodafé. Souhaitons à Noel, sa voix fadasse et ses deux milligrammes de charisme, d’en faire autant à l’heure de dévoiler le fruit de sa reconversion. Chatouillé par le succès tout relatif mais définitivement play-it-safe du petit frère, gageons aussi qu’il jouera la carte de la surprise. À vaincre sans péril, on triomphe tout de même sans gloire.
Note : 6/10