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Cet article a été écrit par Catnatt (première partie en italique) et Benjamin Fogel (seconde partie)

Le 12 janvier 2010, un séisme fit trembler la terre d’Haïti semant mort, destruction et désolation. Des hommes, des femmes, des enfants y ont laissé une part d’eux-mêmes : famille, amis, maisons, travail, espoir. Planète Urgence instaura peu après un programme d’aide sur trois points : deforestation, scolarisation et construction de maison. Laurence Guenoun est partie photographier les actions de Planète Urgence, surtout les haïtiens et leur nouvelle vie entre avenir incertain et espoir malgré tout. Les réactions des enfants face à l’appareil photo l’ont amenée à tenter de monter un voyage à nouveau dans ce pays pour les former à la photographie.

Une vente de tirage photos à partir de 45 euros ttc est organisée en ce sens. Tout sera reversé à Planète Urgence. (plus d’information ici : https://www.planete-urgence.org/nous/vente-photos-haiti.php)

La vie d’Haïti ne s’est pas arrêtée le 12 janvier 2010, elle continue et elle a besoin de nous.

De ce fait tout au long de cette semaine, Playlist Society soutient Planète Urgence et Laurence Guenoun. Une semaine qui commence avec cette courte nouvelle de Benjamin sur une chanson de Apparat et qui se clôturera vendredi avec un article de Ulrich.

*

Il ne savait pas quel jour on était et à peine à quelle époque il appartenait. Elle lui tenait la main et c’était peut-être bien avec la musique le dernier repère qu’il lui restait. Ils marchaient sans parler le long de la place du Champs de Mars, les yeux rivés sur le Palais National dans un étrange télescopage des lieux et du temps. Il ne se souvenait plus de ce qui avait motivé ce voyage mais à cet instant précis, avec son casque sur les oreilles, il se sentait apaisé – ce n’était pas vraiment du bonheur mais plus un sentiment de stabilité qu’il n’avait pas ressenti depuis des semaines.

Alors que la voix de Sascha Ring se glissait sur le morceau, comme une femme qui se glisse dans un lit, il se souvenait que c’était elle qui avait décidé qu’ils fassent un détour par Haïti – au fond c’était toujours elle qui prenait les décisions, lui était trop lâche, trop faible pour superviser l’itinéraire. Il se souvenait aussi qu’elle lui avait dit une connerie du genre « C’est l’un des pays les plus pauvres du monde, ce serait malvenu de le snober » ; il n’aurait pas pu expliquer pourquoi ça l’avait exaspéré mais il ressentait encore les picotements dans les gencives. Il avait voulu lui répondre qu’on ne jugeait pas de la richesse d’un pays sur des simples critères économiques, qu’Haïti avait une histoire, une culture et des ressources qui valaient bien plus que les formules toutes faîtes des médias, mais clairement sorti de Dany Laferrière (un écrivain né à Port-au-Prince qui n’y avait pas remis les pieds pendant trente ans), il ne connaissait rien de plus du pays que… que ce que pouvait en dire les médias. Il se sentait à nouveau lasse. Finalement nos différences se résumaient à ça : ceux qui, non par bêtise mais par confiance naturelle, croient ce qu’on leur dit, et ceux qui sont spontanément méfiants.

Un dégradé de beats qui commencent à droite pour toujours se conclure à gauche, comme une légère brise qui réchauffe l’air ambiant. Ecouter « Walls » d’Apparat, c’était toujours un bon moyen de retrouver pied avec la réalité ; cette musique avait beau être spatiale, elle était profondément ancrée à sa vie. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il se passait. Il eut l’impression que ses vertiges le reprenaient, que « Birds » avait été modifié et que la chanson intégrait maintenant un goudougoudou samplé, une simple extraction du bruit des entrailles de la terre. Même dans ce moment tragique, il fut incapable de réagir, et c’est elle qui lui prit la main et l’entraina dans sa course. Survivre à un tel tremblement de terre, c’est toujours comme lancer une pièce dans le ciel en espérant qu’elle retombe du bon côté ; courir pour le côté pile, rester pour le côte face – et bien malin celui qui connait à l’avance de quel côté la pièce va retomber. 16 heures 52 le 12 janvier 2010 ; pour le coup, il n’oublierait jamais plus les dates et les heures.

Ce qu’il s’est passé après ? Il n’y a rien à en dire. Des cris, des larmes, du sang et de la poussière, surtout de la poussière. De la poussière qui tombait comme la grêle, de la poussière qui brouillait les yeux et recouvrait les cadavres, de la poussière à laquelle personne ne pouvait échapper ; des particules qui torturent les poumons et qui sentent la mort.

De tous les gens présents là-bas, lui et sa chérie firent indéniablement partis de ceux qui s’en tirèrent le mieux : aucune blessure, pas la moindre égratignure ; le sang qu’il eut sur les mains, ce ne fut jamais le sien. Ils furent rapatriés, choyés, encadrés et une semaine plus tard, outre les images qui s’étaient durablement inscrites dans sa tête, sa vie avait déjà repris en apparence son cours normal. Il avait retrouvé sa chambre dans le pavillon de banlieue de ses parents et la sollicitude permanente de son entourage aurait pu être le seul et unique résidu.

Un an plus tard, l’air un peu hagard, un peu vide, il regardait une émission sur « la catastrophe ». 12 mois c’est long à notre époque, c’est le moment où l’on dresse déjà des bilans, où le drame est une histoire du passé. Elle portait un tailleur chic et demandait ce qu’était devenu leur argent. S’en était-on vraiment servi pour reconstruire ? Avions-nous des chiffres et des preuves ? Des graphiques et des certitudes ? Il fut pris d’une forte nausée, il ne jugeait pas mais il n’en pouvait plus. La reconstruction ce n’est pas que faire pousser des immeubles. Un an plus tard, alors qu’il n’avait rien perdu, alors qu’il n’avait qu’effloré l’événement sur un cours laps de temps, il se sentait encore fébrile, abandonné par toute confiance en l’avenir : ça laissait imaginer ce que les gens pouvaient ressentir là bas et ça faisait froid dans le dos. Quant à elle ? Il n’avait pas supporté de la revoir : ce qu’ils avaient vécu, c’était un truc à se dégouter à jamais de l’amour.

Reconstruction des immeubles ou des êtres
Environnement personnel et collectif
Vie quotidienne et mort arbitraire

Des thèmes qui résonnent en lui et surement dans la tête de tout un pays.

Il n’a plus jamais réécouté « Birds » d’Apparat mais les bleeps se propageront pour toujours dans son crâne.

>> Photos d’illustration par Laurence Guenoun