L’esprit d’un auteur se planque toujours, d’une façon ou d’une autre, dans ses mots, dans ses cases, dans ses dessins, dans son découpage. Parfois, tel un gamin jouant à cache-cache, l’auteur se camoufle avec grande application, ne laissant aucune chance à ses lecteurs les moins affûtés de le percer à jour. Mais parfois, au contraire, il se dissimule à peine derrière un fin rideau, laissant dépasser ses pieds, ses mains ou sa tête pour être rapidement débusqué.
Dans Les princesses aussi vont au petit coin, on dira très vite “Vu !” à Christophe Chabouté.
Le point de départ de l’histoire prend la tournure banale d’un polar : Jorn, un jeune type paranoïaque aux yeux écarquillés par la folie, s’enfuit d’un hôpital où il est retenu contre son gré, et prend rapidement en otage un couple de voyageurs partis en vadrouille à bord de leur combi Volkswagen. Sous la menace de son pistolet, Jorn leur indiquera la route à suivre afin d’échapper au complot qu’il est le seul à pouvoir dénoncer. Peu perturbé par l’intrusion de ce doux dingue dans leur voyage, le couple joue le jeu de Jorn, en n’hésitant pas à le malmener au sujet de ses thèses conspirationnistes. De toute façon, ils ont du temps à revendre puisqu’ils ont tout plaqué pour partir enfin à l’aventure et laisser derrière eux leur vie de “commetoutlemonde”…
Fidèle à son style habituel tout de noir et blanc vêtu, Chabouté prend son temps, reste silencieux dans de nombreuses cases et gère la progression de son histoire avec patience, s’attardant aussi souvent que possible sur des séquences de progression de l’action et multipliant les angles de prises de vue. La gestion du temps chez Chabouté, laissant une impression contemplative peu répandue dans la BD française, renforce la sensation d’incertitude liée à la prise d’otage.
Mais Chabouté ne laisse pas son histoire vivre sa petite vie pépère de polar en noir et blanc, dont on attendrait le dénouement avec impatience pour refermer la BD et se faire un bon petit épisode des Experts avant d’aller au dodo… Non, il y intègre à intervalles réguliers des séquences mystérieuses et taiseuses qui petit à petit s’intègrent dans le récit des pérégrinations de Jorn et ses otages, séquences qui décrivent des tranches de vie d’un homme qu’on ne voit que de dos. Les pièces du puzzle s’emboîtent jusqu’à révéler le sujet réel de l’histoire qui défile sous nos yeux : l’alchimie de la création, la cuisine intime de l’auteur et ce qu’il met de tranches de sa propre vie dans son oeuvre.
Véritable mise en abyme dont il serait cruel de dévoiler toutes les ficelles, Les princesses aussi vont au petit coin place ouvertement Chabouté dans le rôle du démiurge tout puissant, dont même les plus infimes détails de la vie quotidienne peuvent se transformer en source d’inspiration et en matière première de fiction. Une scène superbe, en particulier, fait basculer le récit dans un courte parenthèse fantastique, épisode absurde dans le contexte du polar mais dont l’apparition n’est explicitement due qu’à un abus de pastis de l’auteur…
A l’instar du Kevin Spacey de Usual Suspects, dont la fin du film révèle la bluffante supercherie, Christophe Chabouté égraine les indices des conditions de création d’une intrigue. Le polar d’origine devient alors accessoire et ne sert de prétexte qu’à un exercice de style finement mené. La lecture complète de Les princesses aussi vont au petit coin n’appelle finalement qu’à une nouvelle lecture, pour dénicher les détails qui échappent nécessairement à la première compréhension.
S’il est donc acquis que les princesses ont également des besoins naturels à satisfaire, au risque de démystifier la magie des contes de fées, Christophe Chabouté remet la création artistique dans une perspective d’une belle banalité, comme une tentative de replacer modestement l’auteur dans la réalité de son art. Comme pour dire que toutes les histoires possibles sont là, juste sous nos yeux.