SENNA d’Asif Kapadia
Sortie le 25 mai 2011 - durée : 1H44min
Dans le top 10 de mes grands souvenirs sportifs (car le cinéphile peut aimer le sport, même si, par snobisme, il ne l’avoue pas toujours), huit sont liés à des sports collectifs (équipe de France de rugby, Liverpool FC, Girondins de Bordeaux) et deux à des sports individuels. Le premier concerne un événement heureux : le double record du monde du triple saut de Jonathan Edwards en 1995. L’autre est légèrement moins guilleret : il s’agit de la mort d’Ayrton Senna, un dimanche de mai 1994.
Je n’avais même pas 10 ans mais j’étais déjà fan de sport, au point de ne manquer aucune édition du magazine dominical Stade 2. Généralement, mes dimanches étaient tous les mêmes : petit déjeuner devant Téléfoot, délicieux repas en famille, puis après-midi paisible passée dans ma chambre à bouquiner, écrire des trucs, jouer un peu. En début de soirée mon père passait sa tête dans l’entrebâillement de la porte, sonnant l’heure consacrée où j’allais retrouver Gérard Holtz, Patrick Montel et Pierre Fulla, tontons de substitution.
Le programme fut légèrement différent en cet après-midi du 1er mai 1994. La tête de mon père n’apparut jamais dans l’ouverture de la porte de ma chambre. Une heure plus tôt, voyez-vous, ma mère m’avait appelé d’une voix forte, du bas de l’escalier, pour me demander de descendre jeter un oeil à la télé. Bien élevé, doux comme un agneau, j’obéissais aussitôt pour découvrir une terrifiante image passée au ralenti : celle d’une voiture de Formule 1 percutant un muret avant de poursuivre son chemin en rebondissant, déchiquetée par le choc. « Ayrton Senna est mort », me dit mon père. « Mort cérébrale » précise ma mère. « Cela veut dire que son cerveau ne fonctionne plus. »
Mon sang se glace. Mon père semble abattu. Nous n’étions pas les plus grands fans de Formule 1 du monde, mais Senna avait une aura, un charisme, qui nous poussait à suivre ses exploits du dimanche, de près ou de loin. Le voir ainsi fauché par la mort, victime à son tour d’un sport éminemment dangereux, nous donnait l’impression d’avoir perdu un des nôtres.
Bien loin de se consacrer à cet épisode funeste et déchirant, le documentaire d’Asif Kapadia (Far north) s’attarde sur l’ensemble de la carrière du sportif, qui fut pendant une dizaine d’années l’idole numéro un du monde de la Formule 1. Un poil trop factuel, dévoilant les grandes étapes de sa vie sportive à grands renforts de dates et de cartons, Senna offre un hommage recueilli à celui qui fut aussi le garant des rêves de tout un peuple.
En choisissant de donner à chaque saison une importance similaire, Kapadia semble d’abord sous-estimer la puissance de l’ellipse, mais le sens de sa démarche est finalement tout autre : il s’agit de pointer du doigt la monotonie de cette discipline souvent ronflante, où l’essentiel a tendance à se jouer dans les stands, et où seuls quelques génies de la trempe d’Ayrton Senna pouvaient soudain insuffler de la folie et de l’inventivité dans ce monde trop bien huilé. On finit d’ailleurs par se passionner moins pour les images de grand prix que pour les séquences dans lesquelles Senna mène la vie dure à Alain Prost, son rival de toujours. Un temps contraints par contrat de piloter dans le même écurie, les deux hommes furent des adversaires obstinés, pas toujours loyaux, impitoyables en permanence, mais se vouant un respect mutuel assez impressionnant. Si l’on comprend que Kapadia (comme d’ailleurs la plupart des spectateurs de l’époque) ait choisi son camp, le film ne cache pas son admiration presque égale pour ces deux monstres sacrés.
Le film a aussi des allures de compte à rebours, même s’il n’abuse d’aucun effet de ce type. Tout spectateur sorti de sa grotte au cours des vingt dernières années n’est pas sans ignorer la fin tragique du pilote. Aussi, chaque saison qui passe sous nos yeux nous rapproche inexorablement de l’instant où, au tout début du Grand prix d’Imola, Senna perdra le contrôle de son véhicule et de sa vie. Les instants qui précèdent le drame sont les plus beaux du film, notamment parce qu’il en émane un parfum d’incertitude malgré l’issue connue. La veille, à quelques virages de là, un autre pilote perdait la vie. L’atmosphère tendue et des doutes sur la qualité du circuit poussaient même Senna à ne plus avoir envie de courir. Sans verser dans l’ésotérisme, Asif Kapadia interroge ce sens de l’intuition, cette prémonition atroce, et les regrets qui s’en suivirent. Senna n’est pas When we were kings, mais c’est tout de même un documentaire sportif assez exceptionnel, un testament de haute volée et la madeleine qu’attendaient tous les petits garçons qui eurent 10 ans en 1994.
Note : 8/10