(Une jeune femme, les yeux tendus vers le ciel, à genoux pliant sous le poids d’une rouge rupture, entre noir et blanc, un oiseau, (un phénix ?), s’élevant dans des abysses obscures. Une peinture comme couverture, de Marc Seguin, choix unanime du groupe, « Héros hurlants sur des chemins de verre”)
Quasi voyage au bout de l’enfer, exsangues aux portes du paradis, Karkwa nous emmène sur « les chemins de verre », disque d’indie rock si l’on doit définir le genre. Un album charnel et métallique, sur la folie et le déséquilibre. Un album de souffrance et de mort, animal et naturel. Un album d’ombres et de lumière, rythmé par un métronome impitoyable. Un univers quasi spectral, versant nocturne d’un groupe pourtant lumineux en interview.
« Débris d’horreur
Idées noires
Entre délire et combat
Clairs de lune étourdis
Dunes de sable clair
Cris de la bête
Nu-pieds dans le givre
Performeurs androïdes
Dormir dans le sang
28 jours, 14 heures »
Leur 4ème album nous plonge dans un univers hostile, où le répit ne dure que très peu, une « zone du dehors », en amour et en guerre, où seuls, les chœurs des membres du groupe, quasi-voix célestes par instant, vous laissent entrevoir une lumière, au bout d’un « long couloir à creuser ». La désolation est froide, noire dans cet album, soumise à un climat malveillant, tandis que la lumière « est rare, la chaleur et le bonheur aussi ». Les paroles sont parfois énigmatiques, mais belles, la musique est riche, pop rock, folk, rock tout court. Ils construisent un tableau musical, une architecture, « laissent mijoter » (disent-ils), mais pas trop. Quand je prête attention aux crédits d’instruments de chaque chanson, je tombe sur des choses étonnantes : “Julien Sagot : feu, bouteilles et voix”, “François Lafontaine : guit acoustique, ARP 2600, lumières et voix”, “Martin Lamontagne grosse basse (géant vert)”, “Louis-Jean Cormier : guit elec, émotion et voix”, “Stéphane Bergeron : batterie et pouf”… Un disque organique, d’instruments et de non-instruments.
« les chemins de verre » est un album d’urgence, “enregistré en partie au Studio La Frette, à Paris. Véritable source d’inspiration, ce manoir datant du XIXème siècle devient le sixième membre du groupe. Les musiciens s’y rendent donc à plusieurs reprises, entre les concerts de leur dernière tournée française. En pleine effervescence, ils adoptent une méthode de travail basée sur la spontanéité ainsi que sur leurs pulsions créatrices”*. Ils me racontent qu’à la fin de la tournée précédente, l’enthousiasme rencontré chez le public était inversement proportionnel à leur énergie, comme si le succès aspirait leurs êtres. J’ai rencontré trois des cinq membres de ce groupe et j’ai été frappée par leur joie sincère de vivre de la musique, une chance, un épanouissement, la conscience de vivre quelque chose de précieux. Karkwa, ce sont des sourires, une simplicité, un « vrai bonheur »…
Ce qu’il y a eu de plus fou dans cette rencontre, c’est qu’aucun d’entre eux ne transpire le malaise ambigu qui parcourt l’album. Comme si la musique était leur part d’ombre, la vie les maintenant dans la lumière. Des êtres double-faces. Pas de malentendu, rien n’est joué. Contrairement à quelques groupes qui finissent par épouser la scène à la vie, il est évident, pour moi, que Karkwa est profondément honnête et conjugue juste musicalement toutes les contradictions que nous pouvons ressentir. Sauf, que chez eux, le décalage est énorme.
Quand j’ai écouté à plusieurs reprises “Les chemins de verre”, lu les paroles à froid, et quand bien même les chansons n’avaient rien à voir les unes avec les autres, des notions revenaient me hanter. Je me suis retrouvée à faire des tableaux excel et à décomposer toutes les paroles par thèmes. C’était la première fois que je poussais le vice jusque là. Autant dire qu’ils ont fait une drôle de tête quand j’ai étalé tous mes tableaux sur la table. C’est l’inconscient qui transpire car ils me répondront que leur écriture est instinctive, il y a d’abord les instrumentaux qu’ils écoutent souvent dans leur camion, et les paroles surgissent. Le plaisir de la sonorité des mots assemblés, et tant mieux si cela fait sens. La liberté et la poésie, ils insisteront sur ces deux notions tout le long de la rencontre.
Karkwa aime aussi le silence. L’absence de rythme et les nuances. C’est Julien qui me dit que le silence est inconfortable pour les radios. Elles ne savent qu’en faire. Je crois qu’ils prêtent toujours attention, à ce qu’il y ait des zones mutiques, presqu’immobiles dans leurs albums. Ils aiment aussi l’optique de l’écriture visuelle, les images fortes, relier des adjectifs et des mots qui ne sont pas fait pour être ensemble, « éclats d’obus, trous de balle et lamborghinis ».
Faire voyager, faire mal, faire courir.
Le voyage, avec la plaine de « l’acouphène », longue ballade secouée par le tonnerre rampant de la batterie de Stéphane, « les bruits blancs sont de plus en plus noirs et l’air… symphonie de vent », cinq cavaliers « mutants » partent en quête. Chanter tous ensemble « Marie, tu pleures », petite ballade « pour rien », aux cymbales discrètes, claps et voix de Patrick Watson ; petite ballade sur les émotions changeantes comme la météo québéquoise, grêle, neige, froid, chaleur. Le voyage encore, un paysage de ruine, Beyrouth ici et ailleurs, «ils rêvent au fond des ruelles grafignées (…) Ils rêvent encore (…) » ils cherchent au fond des tiroirs déraillés (…) ils cherchent encore », quête éperdue, cadencée de coups de piano préparé et de pendule, « ils cherchent encore », et la réponse comme une course, un lampadophore, la guitare comme un flambeau dans la nuit , la batterie en rythme cardiaque : « leur cœur qui tremble, qui rétrécit, qui gèle de l’intérieur ».
Le voyage toujours, avec « Au-dessus de la tête de Lilijune », de la poésie à plusieurs voix en décalé, effet minimal de la musique, loop, sifflement négligent. Finalement, c’est quand Karkwa se fait conceptuel que j’accroche le moins même si ces pauses sont nécessaires. « L’aurore » se lève, le trip dure depuis « 28 jours, 14 heures, entre machines et bonbonnes », bruit de porte qui s’ouvre, les voix célestes chantent « reste encore, dors dans mes bras, sans trou noir, sans coma, une aurore, une aura » , l’errance finit par se blottir…
Le mal, avec « Pyromane », s’avancer au son du piano, foutre, le feu, le butane et le kérosène à la main, enhardi par les guitares, « pyromane jusqu’au fond de mes veines », l’épopée commence par une terre brûlée, « traverser les flammes dans l’extase », le rythme s’accélère, « rouge démon, rouge mercure, l’odeur du drame ». Le mal encore, un instant suspendu, « Dors dans mon sang » piano erratique, chanson presque irritante et pourtant instant de paix trompeur , « tu me dégueules, tu me rends seul ». Le mal toujours, « La piqure », « Un thorax métallique, dans la cuisse une piqure », les sportifs comme les clochards ne sentent plus la douleur me dit Louis-Jean, quelque part, ils se ressemblent. Ils sont dans la performance qu’elle soit pour le bonheur de vaincre ou la seule survie, claviers et batterie, vibraphone et timbales s’opposent dans un ultime combat.
La course, ou la fuite, ou l’invasion : « Moi et moi-léger », la voix presque enfantine de Louis-Jean « Y avait le temps, y avait les âges qui défilaient » ; passer les trente ans « c’est un passage obligé » ; mais « le vin dans le sang », l’apaisement ne dure jamais vraiment ; la chanson prend en forces, et les instruments éclatent comme une colère, « y avait la guerre, y avait le ciel, les dieux qui me hantaient ». Aller plus vite, ce sera « les chemins de verre », nos cavaliers s’enfoncent dans des canyons, « mutants couverts de terre à l’intérieur », au gré de passages encaissés où la musique se fait presque silencieuse, les voix célestes comme seules compagnes ; et ressurgir, encore courir, les guitares, les percussions et la batterie frénétiques comme poursuivants. Aller toujours plus vite, dérobade et déroute, « Le Bon sens », marimba, gun et kalimba, chanson sur la crise, écrite dans un garage pour voiture en attente de réparation. « Je veux marcher à reculons pour avancer dans le bon sens », on bascule dans une rythmique militaire, écrasante, « une question qui m’éclate la cervelle, pourquoi autant de kamikazes dans la vie ».
Faire voyager, faire mal, faire courir pour enfin, trouver « Le vrai bonheur ».
Je crois que c’est la chanson que j’enverrais si je voulais expliquer à un homme les clés de mon cœur, parce que l’amour, c’est ça, je suis amoureuse, je suis bien « mais ça m’arrive d’oublier, mais ça m’arrive d’échapper ». Chanson d’amour et d’humilité, pleinement humaine, j’aime tout en elle, la jolie mélodie, les arrangements qui viennent de loin, les voix qui se font fragiles, les paroles toutes simples.
Je l’ai dit au début de ce texte, il y a quelque chose d’assez fascinant dans la différence entre Karkwa en album et Karkwa en interview. Ils respirent la chaleur humaine, l’humour et la simplicité et nous livrent ici un disque d’âmes tourmentées par la technologie, par l’hostilité d’un monde en noir et blanc ; tourmentées par une nature souveraine et cruelle et une humanité en fièvre, en sang et en sueur.
«Les chemins de verre » est un voyage aux frontières de l’imaginaire de cinq mecs dangereusement normaux.
C’est à ce jour, et à mes yeux, le plus bel album francophone de l’année.
>> *Tiré du communiqué de presse