MELANCHOLIA de Lars Von Trier
Sortie le 10 Aout 2011 - durée : 2h10min
C’est un film où la mélancolie découle d’un manque de vérité ; on n’y cherche pas le sens de la vie, mais l’honnêteté de celle-ci ; et « Melancholia » débute sur une série de visions : des tableaux, filmés au ralenti, qui permettent de déchirer les effets de représentation et de comprendre le réel.
Au travers de plans à la picturalité renversante, Justine, interprétée par une Kirsten Dunst sur le fil, doit affronter son mariage et la mascarade humaine – le mariage étant ici un symbole des conventions de la société et du rôle que nous devons y jouer. Alors que le subconscient de Justine est assailli de prémonitions, les coutures explosent de plus en plus : au-delà des codes (le mariage est découpé par « étapes » aux contours d’épreuves), qu’il faut respecter comme des rituels d’un autre temps, il faut encaisser l’obligation sociale d’être heureux ; la société ayant un avis définitif, partagé, et plein de bon sens sur ce qu’est le bonheur (ou plutôt l’obligation du bonheur). On voudrait fuir, on voudrait vivre selon ses propres règles, et chercher la chose qui nous manque pour être complet, mais l’on reste piégé et prisonnier de ce château imaginaire presque fantastique, où les voitures refusent de pénétrer et que les chevaux sont incapables de quitter. Une fois le sort scellé personne n’échappera à ce lieu étrange.
Si l’on parle de sorcellerie, il s’agit d’une question d’univers et non de thématique, car, s’il en reprend la construction (une suite de chapitres précédée par une introduction léchée et à contre-courant) et le goût pour les ruptures (visuelles et musicales), « Melancholia » n’est pas la deuxième partie de « Antichrist ». Il y a bien, dans les deux films, l’envie de redéfinir le monde à travers le regard de la femme, être qui à la raison préfère le ressenti et à la matérialité l’essence, mais le positionnement de Lars Von Trier est lui complètement différent. Ici, les personnages ne sont que des pions que le réalisateur déplace sans jamais les prendre en pitié ; ce sont des fourmis qu’il prend plaisir à noyer ! Au contraire, « Antichrist » transpirait des peurs, des angoisses et des rages de son auteur ; il parlait de ce qu’il ne comprenait pas avec une implication de chaque instant. Mais dans « Melancholia » il contemple ses sujets tel un Dieu qui a besoin de se divertir. En ça, « Melancholia » n’est pas la face lumineuse (ou pire féminine) de « Antichrist » ; elle en est juste la version déshumanisée, soulignant, avec ironie, que les Dieux qui contemplent, ne valent pas forcément mieux que les hommes qui réagissent.
Non c’est plus avec « Festen » de Thomas Vinterberg que le film trouve ses affinités – les deux traitent des conventions et de la manière d’en finir avec elles – ; et, « Melancholia » en serait la version féminine : plutôt que de faire éclater les scandales au grand jour, de mettre à mal les grands travers des histoires de famille et d’user du drame social (l’arme des hommes), l’explosion de Justine passera par la résignation et l’idée qu’au final personne n’en réchappera pas. Il faut voir le mariage comme une scène de théâtre qui, dans son intimité, possède mille et unes coulisses et cachettes : on y change de tenue, on y enlève momentanément son masque, on y vit pour de vrai, mais très vite le jeu nous apostrophe, le brouhaha de l’illusion de la vie nous rappelle sur scène et l’on ne peut y réchapper. Dans cette illusion, les gens ne font pas qu’interpréter leur rôle avec précision, ils savent aussi fermer les yeux et ne pas se laisser perturber par ceux qui n’ont plus l’envie de jouer. Faisons semblant ! Ne portons pas d’attention à cet écrou qui enraye la machine ! Imaginons que ces caprices ne sont qu’une partie de sa partition ! Et poursuivons la mascarade ! Pas étonnant que Justine remplace, dans le bureau, les représentations abstraites par des représentations concrètes : il faut faire tomber les masques, telle une belle métaphore du cinéma de Lars Von Trier.
C’est alors qu’on réalise que la mélancolie de Justine ne s’exprime qu’au travers du monde des apparences : plus la probabilité de l’extinction de la race humaine grandit, plus elle redevient sensée et maîtresse d’elle-même. Cette démonstration par la fin tend à faire de la mélancolie la maladie de ceux qui savent identifier dans la société les coutures du jeu ; seule la mort, avec qui on ne peut pas tricher, apporterait l’apaisement. Dans sa seconde partie, « Melancholia » devient ainsi un pied de nez aux conventions de la société : c’est la vengeance de Justine ; et, au travers de son regard cynique, elle leur hurle « vous voyez ce qu’il en reste de vos simulacres de bonheur » en espérant qu’ils regretteront de l’avoir jugée sur son rejet des bonheurs futiles. La mélancolie danse avec la vie : il y a des hauts et des bas, mais lorsqu’on croit s’en être sorti, c’est justement le moment où la mélancolie nous happe et nous plante un couteau dans le dos. La mélancolie n’est pas pour autant une traitresse ; elle cherche juste à détruire les codes qui l’ont toujours condamnée.
Par un sens des symboliques le plus direct – Claire, la plus terre-à-terre incarne la Terre ; Justine, atteinte par la mélancolie, incarne Melancholia –, Lars Von Trier illustre cette inversion de la normalité. Claire, hôte distingué du monde des masques, perd le contrôle face à l’imminence de l’apocalypse : enfermée dans son existence bourgeoise, elle ne conçoit pas que cela puisse finir ainsi. Seuls ceux, qui ont su découvrir entre les lignes la mascarade et la fatuité des choses, pourront se résoudre à cette issue : ils savent déjà qu’il n’y a pas de règle, pas de solution, pas de chemin à suivre. Melancholia sauve les exclus du jeu et blâme les gens normaux. Les hommes, trop rationnels, sont d’ailleurs condamnés dès le départ : ils expliquent, ils cherchent à comprendre, mais au final ils n’affrontent jamais ! Ce sont les femmes et les enfants qui, se laissant submerger par leurs émotions, tiennent jusqu’au bout !
Au travers de son casting inattendu mais très cohérent (la direction d’acteur de Lars Von Trier continue d’épater via sa capacité à mélanger les nationalités et les origines ; l’acteur de séries américaines y côtoyant aisément l’actrice de film français d’auteur ), malgré ses erreurs couvertes de bonnes intentions (toujours dans l’idée de parfaire le tableaux des conventions, Lars Von Trier, livre avec le personnage du patron de Justine quelques scènes gênantes de facilité et de clichés pesants), malgré ses évidences musicales et ses plans gothico-romantiques trop lisibles, « Melancholia » reste une réponse aux angoisses contemporaines (le mariage, la famille et l’apocalypse, l’idée qu’il faut payer) et une belle mise en image de la plus réaliste des fins du monde. On se perd alors dans ces reflets bleus qui, à la manière des jeux de lumières de Terrence Malick, illuminent le coin gauche de l’écran ; on y capture la lumière des ténèbres et on y inverse les valeurs.