Bruno Laborde a compris dès 1994 que l’informatique et les bécanes en général pouvaient lui permettre de dépasser largement les limites techniques du zicos lambda. Tout d’abord au sein d’Axonal Warfare, puis avec Neon Cage Experiment, il fait ses armes en produisant de l’EBM et de l’indus, tout en nourrissant l’espoir que sa culture musicale, old-school sensibilisée par la cold wave et les voix de pendus, lui permette d’exprimer plus tard quelque chose de plus personnel et libéré des obligations de compromis liées à la survie d’un groupe. Ses compositions en soliste trouvent rapidement un écho chez ceux qui produisent ce qui se fait de mieux dans le genre. A savoir Architect, pour qui il réalise un remix, Shannon Malik et son beau bébé Signifier, et bien sûr Paul Nielsen de Tympanik. Peu après le début de mes pérégrinations de “français de l’intérieur” en Alsace, j’apprenais que Normotone habitait pour encore quelques mois Strasbourg, ce qui permit l’enregistrement d’une interview que vous pouvez toujours retrouver ici. Inward Structures est donc son premier album solo, composé entre 2008 et 2010, paru le mois dernier sur le label chicagoan.
Dans Fight Club, le narrateur posait des mots sur sa progressive décompensation schizophrénique qui allait enfanter de sa cohabitation psychique avec un certain Tyler Durden. Parce qu’il n’est pas complètement fou, ou parce que la musique fait pour lui office de thérapie, Normotone livre ici une oeuvre ambivalente, ambiguë, dérangeante, anarchique, schizophrénique. Si le protagoniste du roman de Chuck Palahniuk souhaitait sâlir toutes les plages normandes, qu’il ne verrait jamais, d’une marée bien noire, Normotone souille lui aussi d’une acre noirceur et d’une violence contenue, des territoires sonores riches et beaux. Pas par réaction, ou par pulsion nihiliste, mais plus simplement pour laisser exprimer les différents pôles de sa personnalité. Liant les pistes les unes aux autres avec des captures urbaines du quotidien, il livre pourtant un des rares albums que je pourrais écouter en mode shuffle. Pas parce qu’il est incohérent, mais parce qu’il est tissé d’instants saisis à des moments et à des humeurs différentes, pleinement dissociables les uns des autres. Fait rare, avec Inward Structures, le Français montre qu’un album peut être élaboré psychiquement sans pour autant être intellectualisé à outrance. Même s’il est loin d’être un débutant en matière de softwares, il n’a pas tout misé sur l’arsenal technologique et technique, probablement pour rendre cet album aussi oppressant qu’humain. Car comme il le disait très bien dans l’interview, cet album bénéficie du background musical d’un mec plus proche des quarante piges que du sortant du lycée. Puisant aussi bien dans la dark folk que dans les sombres ambiances d’un Lustmord, dans les lacérations digitales des techniques de sound design et dans l’indus des prémices, Inward Structures est probablement l’album le plus atypique paru chez Tympanik. Choix casse gueule de musicien et couillu de label. Car clairement, cet opus risque de désarçonner la fan base du label de l’Illinois et des amateurs des niches musicales plus clairement identifiées. De par son caractère intraçable tout d’abord, mais aussi de par la très importante présence des voix. Le timbre caverneux et chaud accompagnant parfaitement la guitare gracile de Isolation Is My Achievement, le spoken word angoissant sur These Hearts, ou la superbe participation de Charlotte surFrozen Leaves (qu’on pourrait croire tout droit sortie de l’âge d’or des voix fragiles et pleine de vécu propres au trip-hop du milieu des années 1990). La participation de Punish Yourself sur l’excellent Black Horses Of Destruction est aisément reconnaissable. Si on ajoute à ce qui est bien plus pensé finalement que bordélique, que Normotone est aussi très bon pour créer de beaux glitchs et de cinglantes brisures rythmiques, on peut incontestablement dire que cet album est aussi dense, bon que courageux. Je recommanderais pour ma part plus particulièrement l’écoute de Some Few Words, du contrasté et ambivalent Defections, du beau et riche Milky Skin In A Yellow Fuzzy Light (où la rythmique principale headbangante vie très bien avec les minauderies de Angelika) et les terrifiantes et lacérées Confessions Of A Daydreamer. Seul regret : je ne comprendrais jamais pourquoi on s’évertue à adjoindre des remixes à de pareilles oeuvres, qu’ils soient bons ou mauvais.
Oeuvre dangereuse et dense, Inward Structures ne peut que difficilement laisser indifférent même si des réactions contrastées sont à prévoir. Voilà qui n’est pas forcément un mal, car ça changera des consensus mous envers les valeurs sûres que Tympanik a l’habitude de sortir. Les albums qui divisent et qui surprennent sont souvent ceux qui laissent une large empreinte. N’ayez pas peur de ce que vous ne connaissez pas, ou pas comme ça. Il y a ici un haut pouvoir d’abstraction et un potentiel cinématographique avéré. Qu’on se le dise. De tels travaux sont rares à l’heure de la lente et inéluctable dématérialisation de la musique…