dEUS, c’est sans doute le groupe par lequel tout a commencé. Plus qu’une formation musicale, c’était l’étoile la plus brillante d’une véritable constellation, le centre d’un système accueillant dans son orbite maintes autres planètes anversoises sur le point de donner au rock belge ses lettres de vortex. Que ne donnerait-on pour revivre, au cœur des passions adolescentes, la première écoute de Suds & Soda ou Theme from Turnpike ? Le problème, avec ces atomes chargés d’électrons libres, c’est que les aléas d’une vie d’auberge à la Grande-Ourse nous ont progressivement privés d’une conjonction de talents hors normes. On redisait encore récemment le choix de Stef Kamil Carlens, parti avec sa poésie déglinguée et sa voix de coucou carnassier. Exit aussi, Rudy Trouvé et sa folie macabre. Mais sur “The Ideal Crash”, troisième album carré et irréprochable, il y avait Craig Ward et Danny Mommens pour donner le change et maintenir la tension.
Puis le tournant : Tom Barman s’est mis en tête de réaliser un film. Pour dEUS, six longues années de silence radio se sont écoulées ; de part et d’autre, le groupe aura connu deux vies. La seconde dure depuis 2005 et a vu la paire Barman–Janzoons s’entourer d’une section rythmique musclée mais décidément moins cérébrale… et plus sage. Le recrutement de Mauro Pawlowski, ex-chien fou des Evil Superstars, offrait une perspective rassurante. On l’a pourtant vu se tenir à carreaux dans les concerts, presque muselé. Sur “Keep You Close”, on l’entend régulièrement pousser quelques hurlements, mais jamais cracher à la face de la mélodie.
Qu’à cela ne tienne : disque cadré, poli, “Keep You Close” n’en est pas moins le plus réussi de ce dEUS d’après. Certes, le temps du génie buissonnier est bien loin, les surprises n’ont plus voix au chapitre depuis belle lurette, mais on retrouve enfin un peu de la solidité de “The Ideal Crash”, qui avait tant déçu à sa sortie avant de révéler toute sa force. Les chansons de “Keep You Close” offrent une palette chromatique désespérément limitée, néanmoins leur homogénéité garantit une constance qualitative au niveau forcément remarquable. Pour un album de dEUS, ça pourrait être une déception de plus ; pour un album de rock, belge qui plus est, c’est du travail de cadors.
Au casque, la musique de dEUS reste un impressionnant clafoutis sonore, au sens harmonique jamais pris en défaut. La plage titulaire introduit l’album en glissant sur des motifs familiers, ceux d’un Nohing Really Ends revisité upper tempo mais avec les mêmes ingrédients : cordes, chœurs et vibraphone. L’addictif Ghosts fait subir le même lifting au schéma bien connu d’Instant Streetou Little Arithmetics : de la ritournelle limpide au finale endiablé de plus en plus rageur. On a beau connaître ça par cœur, on se reprend jusqu’à plus soif cette dose de fougue maligne, si possible en poussant le volume à fond parce que le rock, c’est bien connu, emmerde joyeusement les tympans.
Et l’énergie ne manque pas ici : Dark Sets In ressemble à s’y méprendre au morceau rentre-dedans mais complexe que dEUS n’a plus su parachever depuis Put Your Freaks Up Front, avec un pont aux allures de pont-levis et une montée en puissance qui fait transpirer l’oreille. Ailleurs, la force est canalisée. The Final Blast est une ballade en eaux troubles servie par des ululements étranges ; quant à la glaçante Twice, elle alterne couplets soyeux et refrains déchirants. À côté de ces coups de maître(s), Second Nature pécherait presque par absence de gimmick. Car dès que dEUS a retrouvé un peu de son mojo tordu, le moindre excès de banalité – y compris sur un titre au demeurant parfait – se vit comme un manquement à mille promesses. C’est le thème central de“Keep You Close”, album qui tisse d’innombrables fils entre le voulu et le pu, entre le fantasmé et le reçu. Le disque du compromis.
S’il y a un titre faible parmi les neuf du lot, ce pourrait bien être le single, Constant Now ; encore qu’au fur et à mesure des écoutes on lui découvre un arrière-goût de bizarrerie de plus en plus appréciable malgré – ou grâce à – ses cuivres façon funk new-yorkaiscirca 1987. Les morceaux lents aussi sont d’une classe impérieuse, du talk-over brumeux sur The End of Romance aux envolées orchestrales d’Easy, chanson de clôture incroyable de majesté bancale, de désolation grandiose.
Ce qu’il y a de formidable avec cet album, c’est donc qu’on ne l’espérait plus. Si c’est le disque du compromis, c’est aussi parce qu’il réconcilie enfin les deux vies de dEUS, synthétise bien mieux que le boursouflé “Vantage Point” leurs aspirations de rockeurs king size et leur penchant pour la marge. Bref, “Keep You Close” nous rapproche de dEUS en faisant brillamment le point sur dix-huit années d’intelligence musicale. Et ça, d’un groupe vénéré à ce stade de son parcours et du nôtre, c’est précisément tout ce qu’on attendait.