Depuis l’album « Khmer », Nils Petter Molvær cherche toujours ce nouveau point d’équilibre, quelque-chose qui ne soit ni une recette ni un gimmick. Comme son comparse Bugge Wesseltoft, il n’a jamais voulu s’enfermer dans le confort d’une modernité electro-jazz qu’ils ont suffisamment défriché pour savoir combien ils en avaient déjà fait le tour. A la sortie de « Hamada » en 2009, le trompettiste norvégien avait voulu se mettre en danger : nouveau groupe, nouvelle texture, nouvel essai ; toujours à la recherche quelque part d’une île aussi perdue que celle de « Khmer ». Mais la cassure n’était pas assez nette, pas assez définitive ! – son guitariste Eivind Aarset étant toujours de la partie). Et la réponse Nils Petter Molvær l’a trouvé maintenant dans le départ de son plus fidèle collaborateur : Eivind Aarset accablé par ses acouphènes a pris la décision de rendre les armes et de se tenir éloigné, un temps, de cette trompette qui stimule tant les cils. Je ne lui en veux pas ; j’ai moi-même pris la même décision lorsque le problème s’est posé.
Table rase et deux nouveaux compères, Nils Petter Molvær n’a jamais autant été un groupe qu’aujourd’hui – et comme avec Esbjorn Svensson, on aimerait parler du N.P.M.T – : le batteur Erland Dahlen et le guitariste Stian Westerus sont donc son nouveau bras droit et son nouveau bras gauche. Mais ils ne sont jamais les piliers de la musique du trompettiste ; ils ont leur propre vie, leurs propres enjeux ; ce sont des électrons libres, des musiciens qu’on ne dirige pas et qu’on ne cloisonne pas. En travaillant avec eux, Nils Petter Molvær a pris le risque de perdre le contrôle et de laisser les distorsions et les frappes lourdes donner des colorations non souhaitées. Mais à l’écoute de « Baboon Moon », on ne peut que louer sa capacité à lâcher prise à laisser ses collaborateurs le nourrir. Avec de tels disques, la confiance – cette valeur si méprisée de nos jours, cette qualité qu’on imagine que seuls les naïfs possèdent encore – reste l’arme des plus grands.
Ainsi, fini les accointances avec l’électronique, place à la violence sèche, aux ambiances tortueuses et aux larmes de fer qui coulent. Il ne s’agit plus d’une rencontre entre le jazz et l’électronique, nous ne sommes plus dans le concept, mais dans une relation charnelle. Des riffs de « Recoil » à la frappe post-rock de « Coded », on flirt à la fois avec la retenue et avec la précipitation.
C’est un trio qui joue des paradoxes : tout au long de cet album sinueux, on se laisse consciemment captiver par des dissonances perfides, par des grincements de guitares oppressant et par toutes ces marques qui font de « Baboon Moon » un album sombre et dangereux. Néanmoins, il en va tout autrement au niveau des ressentis inconscients : alors qu’on restait focalisé sur cette batterie ténébreuse, alors qu’on comptait les effets utilisés par Stian Westerus, un autre instrument prenait notre âme à revers ! Et l’impression finale, celle qui reste par de là les heures, est celle d’un disque lumineux et d’une épopée jazzy d’une chaleur réconfortante ! Tout au long de l’album, nous n’avons fait que de boire des whiskys au bar, les yeux dans le vague, les lèvres sèches et le cœur pétri ! Guidés par ce son à la fois si connu et si différent (ah cette sourdine qui rappelle toujours Miles Davis, sans jamais le singer), nous nous sommes baladés toute la nuit à la recherche d’un espoir, un espoir que nous avons irrémédiablement trouvé en nous ! Car oui, malgré toutes ses caractéristiques, « Baboon Moon » est avant tout un grand disque de trompette ! Quelle que soit l’alchimie, quelle que soit l’analyse objective, quelle que soit cette force que nous avions trouvé dans la guitare et la batterie, c’est bien Nils Petter Molvær qui illumine le disque. Et, le plus bluffant, c’est qu’il l’illumine sans jamais avoir l’air d’y toucher et en s’assurant que ses collaborateurs sont bien sous le feu des projecteurs. Il y a à la fois une belle leçon de modestie, qui ne tombe jamais dans la fausse modestie, et une intelligence fine dans la manière d’enrichir sa musique avec de nouveaux apports. La trompette est au centre. Peu importe ce qu’il se passe dans « Baboon Moon », c’est elle, et elle seule, qui mène la danse ! Même lorsqu’elle est se tait (« Sleep with Echoes », elle inonde les morceaux de son aura, comme si chacune des notes s’étaient prolongées indéfiniment.
Et c’est alors qu’on ne pense plus à l’obscurité et au danger, mais seulement à la beauté et au lyrisme ; beau retournement de situation pour un album qui promettait de nous trainer dans les ruelles les plus malfamées.
Mais dans un dernier cliffanger, on se demande si « Baboon Moon » est vraiment un album où s’oppose le bien et le mal, le paisible et le risqué. On se focalise alors sur les petits sons qui se logent entre la guitare et la batterie, et la trompette ; et là toutes les hypothèses s’effondrent : une troisième voie apparait ici, celle des sons fantômes, des sons qu’on n’arrive jamais à rattacher à un camp ou un autre, des sons qui, de la seconde à l’autre, peuvent faire basculer les forces. Les musiciens maitrisent tellement les tours de passe-passe qu’à chaque fois nous sommes trompés par l’un de leur son. On pense alors à Colin Stetson pour cette manière de faire parler les instruments dans des langues qui ne sont pas les leurs, et toutes les pistes se retrouvent brouillées.
A la fin, on reste persuadé que « Baboon Moon » n’est pas un voyage à plusieurs routes, mais au contraire un itinéraire borné, unique et qui ne tolère aucune sortie. C’est juste que nous n’avions jamais imaginé emprunter ce chemin là…