Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Le retour de la magie Méliès : du Voyage dans la Lune à Hugo Cabret

Hugo Cabret, sortie le 14 décembre 2011. Durée : 2h08min / Le voyage extraordinaire + Le voyage dans la Lune, sortie le 14 décembre, en couleur. Durée : 1h20min

Par Alexandre Mathis, le 14-12-2011
Cinéma et Séries

Plus d’un siècle après sa sortie, le plus précieux des trésors retrouve les salles de cinéma. Le voyage dans la Lune, de George Méliès, connaît une seconde jeunesse. Un vrai destin de phénix pour une copie couleur que l’on croyait perdue. En 1993, à Barcelone, un anonyme offre une bobine en rouge/vert/bleu à sa cinémathèque, sans savoir ce qu’elle contient. Il faudra ensuite vingt ans de travail pour que cette copie soit restaurée, notamment au niveau des couleurs, et que le film rallie les salles obscures , agrémenté d’une bande originale de Air, groupe éthéré et rêveur par excellence, qui prête son savoir au film.Effectivement, le duo souligne encore mieux les ambiances étranges de Jules Verne à coup de synthétiseurs et de tics pops des plus délicieux. L’ancien rejoint le contemporain : le pont entre 1902 et 2011 semble naturel et les couleurs varient du rouge ocre ou rouge pâle. A l’époque, les copies étaient peintes par des coloreuses, et la pellicule jaunie fait aujourd’hui résonner les cuivres de la partition musicale et lui confère des échos de fantastique.

Moment émouvant et envoûtant, cette redécouverte du Voyage dans la Lune convoque toute la personnalité de George Méliès, précurseur des trucages et éternel rêveur. Là encore, les notes pianotées de Air renvoient à la candeur enfantine et à l’émerveillement. Film de tous les superlatifs, cette expédition « vers l’infini et au-delà » ravive à la fois un fantasme millénaire et fait revivre les plus grandes heures de la mythologie (la présence des sélénites et de Phœbé), tout en possédant le caractère épique des grands romans d’aventure. Pour le spectateur du XXIème siècle, il rappelle aussi la vraie concrétisation de ce rêve : Armstrong et son « petit pas pour l’Homme, un grand pas pour l’humanité ». De la formule concrète, Méliès n’en avait que faire. Il a plutôt engendré un siècle de despotes de la démesure. Son Voyage dans la Lune était le plus long, le plus ambitieux, le plus complexe des films à tourner (3 mois pour 16 minutes, ce qui est énorme). Il fallait tout créer en studio, des décors aux costumes. Le 7ème art à l’époque était encore un outil de cirque, une sorte de préhistoire du cinéma qui servira en quelque sorte de starting-block à Griffith et Chaplin (qui commence en 1914 pile quand Méliès s’arrête). La guerre va stopper l’élan du prestidigitateur ; le temps n’est plus au rêve. On raconte qu’il brûle ses décors et une partie de son travail et qu’il finit sa vie en misérable vendeur de jouet dans une échoppe de la gare Montparnasse.

L’hommage de Scorsese

C’est là que Martin Scorsese entre en jeu. Lui l’ancien professeur de cinéma, lui qui a déjà abordé sa cinéphilie dans toute sa filmographie jusqu’à faire un biopic sur Howard Hugues (Aviator), lui qui n’a pu s’empêcher de pasticher le travail d’Hitchcock dans une pub (The key to Reserva). L’histoire d’Hugo Cabret raconte le destin d’un orphelin qui veut renouer avec son père à travers un automate aux allures du robot de Metropolis. La fresque de Scorsese est de faire entendre à qui mieux mieux que son regard vers le passé n’a rien de suranné. Pourtant, les allures de carte postale et les égarements en mode Amélie Poulain ont de quoi faire frémir. Ne faisant pas complètement confiance à la puissance évocatrice de son sujet, il fait de la gare dans laquelle vit Hugo un microcosme qui ne se met en action qu’occasionnellement. Les rôles du chef de gare (Sasha Baron Cohen) ou des habitués du café diluent la force de la rencontre d’Hugo avec George Méliès. Comme dans la réalité, le vieil homme, groggy, tient son magasin sans allant. Tout l’enjeu sera de donner une fin de vie lumineuse à celui qui termina dans l’ombre. D’où une réunion à priori naïve de toutes les composantes du film. L’hommage appuyé et la volonté de faire un film pour enfants excusent ce qui aurait pu n’apparaître que comme un geste désenchanté et ringard.

Limiter le travail du monsieur « Taxi Driver » à un hommage au passé serait une erreur. Son film regorge de passerelles vers le présent et le futur. A travers le regard du petit Hugo, c’est un siècle de créateurs qui se présente. Marty se retrouvait en cet enfant, comme quand il crapahutait dans Little Italy, à la recherche d’évasion. Hugo, c’est aussi l’incarnation de Zemeckis, Burton, Gondry ou Gilliam, des enchanteurs désireux de remercier leur modèle. Quand Méliès construisait ses décors de cartons pour immerger le spectateur de sa fugace magie, il ne pensait pas inspirer à ce point des hommes un siècle plus tard. Son travail a marqué un tournant dans la conception du spectacle ; un aspect documentaire que ne se prive pas de traiter le film. Tout à coup, le phénomène de foire s’érigeait en art du « tout est possible ». Comme Jules Verne à la même période, l’aventure se trouvait aussi bien sur les mers que dans les bibliothèques. Hugo découvre d’ailleurs la magie Méliès grâce à son père qui l’emmène voir tout petit Le voyage dans la Lune. La jeune Isabella (Chloé Moretz), férue de livres, élevée par « papa George » dans l’amour de l’évasion, rouvrira cette porte à l’enchantement par le biais de la littérature. Pour Hugo commence alors une double quête. Relier son père à ce mystérieux vieillard dont il ignore tout du passé. Il ne pourra percevoir un futur que si le passé lui répond enfin.

C’est ce qui se passe, par le miracle inédit de la 3D. Alors oui, cette technologie reste perfectible pour ne pas dire anecdotique par moments. Sauf qu’ici, elle réunit l’ancien et le nouveau, à l’instar d’Herzog dans La grotte des rêves perdus. Ce dernier utilisait le relief pour mettre en valeur les peintures rupestres : la roche suintait, les dessins s’animaient et déjà, le proto-cinéma nous apparaissait. Une émotion semblable nous saisit lorsque les protagonistes profitent d’une projection du fameux Voyage dans la Lune. Elle nous apparaît comme par miracle en 3D. L’ancien et le présent, dans un même mouvement de passion, se réunissent. La cinéphilie étant parfois envahissante, Scorsese s’amuse aux citations un peu lourde, comme quand Hugo s’accroche aux aiguilles de l’horloge à la Harold Lloyd dans Monte là-dessus. Le temps n’est plus un obstacle, il est une passerelle.

Réhabiliter un pionnier

Voilà en quoi le film familial qu’est Hugo Cabret n’a rien d’un épiphénomène : il sert de porte d’entrée vers la cinéphilie. Le geste offert par Scorsese est presque une réhabilitation d’un des pionniers du 7ème art. Dans un débat stérile qui opposa bêtement l’approche des frères Lumière (pour faire vite le naturalisme documentaire) aux constructions plastiques du vieux George, il y aurait scission. Au rayon des âneries déversées, un seul exemple, symptomatique, signé Gérard Courant dans la revue Cinéma en mai 1979 : « Meliès [sic], l’inventeur du cinéma de mise en scène. Et Lumière ? Omission, erreur caractéristiques. Ce que beaucoup oublient, c’est que lorsque Lumière « posait » sa caméra devant des inconnus, il créait un autre type de mise en scène plus subtil, plus ingénieux, plus risqué aussi. En découvrant la caméra et l’équipe attroupée autour d’elle, le sujet filmé ne pouvait pas faire autrement que de modifier son comportement (démarche, regard), démonstration irréfutable de l’existence, chez Lumière, d’une mise en scène, archaïque et primaire certes, mais bien réelle.
Meliès [sic] est un alibi : voilà, nous dit–on, un créateur qui a réussi à faire du cinéma, un art sophistiqué et populaire, intelligent et divertissant. Foutaise ! Il suffit de voir ses films pour s’apercevoir que même avec son génie du luxe et de l’illusion, on touche avec lui à la nette régression d’un moyen de communication artistique. […] Et puis, le côté petit chef d’entreprise passe mal avec un Méliès qui vient jusque sur le plateau – déguisé en diable – pour vérifier si tout se passe bien (pour ses affaires). »

Double conception ringarde de l’art, où la primauté serait partagée tel un gâteau. A toi l’émerveillement, à moi la mise en scène. La magie de Méliès priverait les frères Lumière de toute l’admiration qu’ils méritent. La croyance même que le petit théâtre des curiosités n’est pas un travail de mise en scène apparaît bien comme une provocation stérile. Ben Kingsley dans le rôle du « papa George » le raconte lui-même dans le film: c’est lui qui va voir les frères Lumière, essaie de leur acheter un cinématographe. Devant leur refus, il fabrique lui-même sa caméra. Il voulait faire sortir cette attraction de l’anecdotique. Il met en image les fantasmes mais informe aussi sur le monde. Il reconstitue même le couronnement d’Édouard VII avant que le vrai n’ait eu lieu. En se montrant en projection populaire, le cinéma devient alors autre chose qu’un divertissement bourgeois. Gérard Courant dédaigne l’art du contrôle et, usant de morale de rebelle en toc, stigmatise le comportement de « petit chef d’entreprise » qui en découlerait. Les Lumière aussi étaient des chefs d’entreprises, envoyant même des cameramans capter des événements au bout du monde. Courant se trompe de combat, botte les fesses d’un homme qui a tiré vers le haut un univers pour lequel il vit toujours. Les grands hommes comme Scorsese ou Gondry ont heureusement un jugement plus clair. Et si le final d’Hugo Cabret a parfois des résonances de révérences trop appuyées, nul doute qu’on devait bien un petit voyage dans la lumière à un homme qui nous aura emmenés jusque sur la Lune.