Depeche Mode #7 : Precious
Les plus belles chansons ne sont pas toujours celles qui portent le plus de sens. Lorsque je me remémore la période la plus récente de Depeche Mode (celle qui s’étend de « Exciter » à « Sounds of the Universe »), ce n’est pas « Suffer Well » ou « Fragile Tension » qui me viennent en premier à l’esprit. Non c’est d’abord « Precious » qui résonne !
Sous ses airs de single éculé, « Precious » prouve en réalité que Depeche Mode a su garder la tête haute tout au long de son existence. Lorsqu’on l’écoute, on ne peut s’empêcher, à raison, de penser à « Enjoy The Silence » : on y retrouve le même type de mélodie à la fois très pop et très froide, tandis que le clavier a recours à un gimmick similaire ; même le chant de Dave Gahan semble traverser le temps en provenance de l’année 1990. Pour n’importe quel autre groupe, le verdict serait sans appel : on parlerait d’auto-parodie, on fustigerait ceux qui, dans l’espoir d’un dernier succès, courent vainement après la magie de leurs débuts. On les connait tous ces groupes qui tentent, inconsciemment ou consciemment, de retrouver la formule du single qui avait fait leur succès ! Et c’est justement tout ce que « Precious » arrive à éviter ! Derrière la chanson, on ne lit pas les intentions ! On se dit juste que Depeche Mode est resté Depeche Mode, qu’ils n’ont pas changé de route, et que, tout naturellement, ce qui nous touchait à l’époque, nous touche encore aujourd’hui. Pour un groupe de cette importance (je parle en termes de popularité et de capacité à remplir les stades), Depeche Mode ne se sera jamais renié. Il aura eu ses moments de faiblesses, ses chansons lasses et fatiguées, mais jamais un album n’aura été une pâle copie délavée d’un passé révolu. Et puis surtout, Martin Gore n’aura jamais cédé aux sirènes des petits arrangements avec soi-même. A catégorie égale, celle des groupes superstars, Depeche Mode est surement celui qui se sera le moins compromis. Depeche Mode n’est pas U2, une maxime que je pourrais imprimer sur un T-shirt !
Ainsi « Precious » est un tour de force, une provocation, la marque d’un groupe tellement à l’aise dans son passé et dans son présent qu’il peut passer d’une époque à l’autre sans jamais se ringardiser ou se montrer poussif. Du coup, le texte prend alors une autre dimension, une voie secondaire goudronnée par le subconscient. Martin Gore a écrit « Precious » pour son fils. Au moment de l’enregistrement de « Playing The Angel », le divorce avec sa femme est sur le point d’être prononcé, et Gore ressasse les impacts qu’aura celui-ci sur son gamin. Que dire à un enfant qui a toujours vécu dans un cocon et qui va dorénavant être confronté à la réalité du monde, une réalité pleine de fissures et de tristesse ? « Precious » est une chanson sur les imperfections de nos vies qui souligne leurs existences pour mieux valoriser l’importance des moments précieux. Pourtant, à chaque fois, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec l’entité Depeche Mode. Les groupes sont avant tout des choses fragiles : ils reposent sur des histoires d’amitié parfois bancales, peuvent être contaminés par la drogue et la célébrité, et surtout possèdent un capital artistique qui ne peut se renouveler sans qu’on lui offre son sang. On a beau vouloir partager et faire de son mieux, cela n’empêche pas de se retrouver nez à nez avec des murs, et ce que l’on soit un artiste qui compose seul dans sa chambre, ou que l’on soit une grosse machine comme Depeche Mode. Things get damaged / Things get broken / I thought we’d manage ; j’ai toujours l’impression que Martin Gore veut s’excuser d’avoir perdu l’alchimie, de ne plus être au niveau du Depeche Mode d’antan ; et que cette confession soulignerait justement l’inverse : le fait qu’ils fassent partis des rares à ne pas être aujourd’hui rongés par l’orgueil. Have faith in both of us ; comme s’il priait pour notre indulgence, comme s’il avait conscience des répercussions sur Depeche Mode que pouvait engendrer la relation complexe qu’il entretient avec Dave Gahan, mais que, malgré tout, il voulait nous assurer qu’ils faisaient au mieux, et qu’ils ne feraient pas passer leur égo avant nous.
Quand j’écoute « Precious », je sais que Depeche Mode est encore et toujours un groupe qui met en perspective les répercussions, un groupe qui cherche à comprendre l’impact qu’il va laisser et qui n’est jamais ébloui par son propre mythe.
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L’intégralité de la série Depeche Mode :
- Episode #1 : No Disco (par Arbobo)
- Episode #2 : Master & Servant (par Ulrich)
- Episode #3 : Sometimes (par Ulrich)
- Episode #4 : Never Let Me Down Again (par Anthony)
- Episode #5 : Sweetest Perfection (par Olivier Ravard)
- Episode #6 : In Your Room (par Jean-Sébastien Zanchi)
- Episode #7 : Precious (par Benjamin Fogel)
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- Depeche Mode #1 : No Disco par Arbobo
- Depeche Mode #2 : Master and Servant par Ulrich
- Depeche Mode #3 : Sometimes par Ulrich
- Depeche Mode #4 : Never Let Me Down Again par Anthony
- Depeche Mode #5 : Sweetest Perfection par Olivier Ravard
- Depeche Mode #6 : In Your Room par Jean-Sébastien Zanchi
- Depeche Mode #7 : Precious par Benjamin Fogel