J. EDGAR de Clint Eastwood
Sortie le 11 janvier 2012 - Durée : 2h15min
L’échange, Invictus et Au-delà, trois déceptions qui ont ébranlé la confiance totale que l’on avait en Clint Eastwood à éternellement renouveler une forme de classicisme hollywoodien. Ces films soulevaient une question cruciale : et si Eastwood avait perdu le goût du risque, voire de la provocation (sa propre mise à mort dans Gran Torino constituant en gros son dernier acte courageux) ? J. Edgar n’a pourtant rien du biopic pantouflard que l’on pouvait craindre. Bien loin de l’hagiographie de Mandela dans Invictus, l’ex-Inspecteur Harry désamorce en fait l’image de détestation des américains à l’égard de l’ancien directeur du FBI. Cet homme qui a voué sa vie au travail, au détriment de sa vie privée, est plus une incarnation de l’acharnement monomaniaque à la tâche qu’un portrait à charge « du plus grand salaud de l’Amérique » comme se plaît à le définir Anthony Summers. On y apprend que son traumatisme sécuritaire vient d’un attentat à Washington. Tout du long, Eastwood épouse alors le point de vue de ce grand parangon de l’ordre, pionnier de la police scientifique avant l’heure.
Avant-gardiste en remodelant le FBI à son arrivée au pouvoir de l’institution, celui-ci fera tout pour garder le contrôle des choses. Ayant survécu à huit présidents (dont l’assassinat de Kennedy, qui aurait pu lui être fatal), J. Edgar Hoover tombe peu à peu dans un monde de paranoïa aiguë. Jamais Eastwood ne vient théoriser une quelconque folie ou névrose. Il se contente de faire incarner ce personnage par Leonardo DiCaprio. Sa filmographie appuie intrinsèquement l’idée d’un personnage rigide dans ses fissures. D’Aviator à Inception, DiCaprio porte presque sur lui cet acharnement maniaque à rendre limpide ce qui ne l’est pas aux yeux du monde. Son visage reste le même. Tout juste vieilli t-il au gré des maquillages, ressemblant étrangement à Philippe Seymour Hoffman. Comme pour signifier que sous la couche de plastique, le même homme sommeille : un shérif anticommuniste qui voit le mal à l’intérieur du pays et qui flique à n’en plus finir. Des errements qui le conduisent à voir Martin Luther King comme une menace. Eastwood ne juge pas son archaïsme. Il préfère voir une sorte d’enfant perdu, écrasé par le poids d’une mère étouffante dont il cherchait vainement l’amour. C’est la seule femme qui comptera dans sa vie. On peut repérer le basculement du personnage au décès de celle-ci. Hoover n’est plus l’audacieux garçon au langage rapide, il devient le fils qui n’a pas su se faire aimer. Il va jusqu’à se travestir dans une scène d’émotion rare, revêtant la robe de sa génitrice.
Les failles sont rares chez Hoover et le film s’en fait l’écho. La légende passe par le récit biographique. J. Edgar, vieux, raconte sa vie à des nègres. L’occasion de va-et-vient incessants. Plus que les jeux de transitions, cette méthode clarifie l’évocation de mêmes personnages cloîtrés dans leurs postures, à trente ou quarante ans d’écart. Eastwood filme Hoover comme un lieutenant (au hasard le lieutenant Hartmann) qui humilie ses collègues. La main de fer lui sert à se faire respecter tenant tête aux Hommes d’État. On regrettera en partie ce refus catégorique d’explorer les troubles politiques qu’a pu causer le gaillard. Sa dernière lutte consistera à protéger les dossiers secrets qu’il détenait sur Nixon et d’autres. Par une fausse froideur théorique, Eastwood calque sa mise en scène sur la personnalité de cet homme qui rêvait du terrain sans y parvenir. Plus que le monde des arrestations, c’est avant tout le rangement, le classement et le rabaissement qui l’intéressent. Dans une scène un peu surréaliste, il propose à Helen Gandy/Naomi Watts de l’épouser alors qu’il la connaît à peine. Déclinant la demande, elle accepte le poste de secrétaire qu’il lui offre en compensation.
En réalité, Hoover n’aime pas cette femme, il se sent juste bien au milieu de cet ordre et se dit qu’elle se fond bien au décor. Même approche avec Clyde Tolson. Voilà un homme qui ne correspond pas à ses critères premiers de recrutement. Il l’engage car il se tient bien. Sa classe naturelle va jusqu’à troubler Hoover. Le béguin se transforme en amour platonique dont toute la pudeur d’Eastwood sera de toujours la laisser en suspension pour plus de tendresse sous-jacente. Tout à coup, la lumière très noire de Tom Storn fait apparaître par contraste les rides et les relâchements nerveux d’Hoover. Il déjeune tous les midis avec son collègue/amant. Tolson va irradier leur relation de son charisme, de son phrasé parfait et du fait que lui sache la vraie vie de son cher ami. C’est lui qui nous renseignera sur la véracité des flashbacks, sans que cela ne sombre en manipulation scénaristique. Mais le crépuscule guettant, les carapaces se fissurent une bonne fois pour toutes. Dans la plus bouleversante scène – digne des grands moments de Mystic River ou Un Monde Parfait -, Hoover rabaisse son compagnon car il n’arrive plus à articuler suite à un accident cardiaque. Dans cette cruauté se dessine le lien inextricable de ces deux êtres incapables de vivre à deux. L’émotion se fait plus sincère, du niveau des grandes rencontres entre personnages antinomiques (Impitoyable, Million Dollar Baby, Gran Torino). C’est la nouvelle dimension à la noirceur de Clint Eastwood. Elle dépasse cette fois le fait divers sordide de L’échange mais en récupère le même soin sociétal. Il ausculte au plus près quarante ans d’une Amérique précisément en se focalisant sur un Homme qui ne l’a pas vu changer. Le resserrement sentimental, tout en dénis subtilement évoqués, permet de comprendre un drôle de personnage qu’on est en droit de détester.