C’était comme le plan marketing parfait, orchestré de main de maitre pour créer un mythe. Disparaître sans raison, au sommet d’une gloire précaire, après avoir défini la musique indie, fait pleurer Pitchfork et influencé le monde entier. S’évaporer, retourner à l’état d’inconnu, d’anonyme errant quelque part à Athens, Georgia. Jeff Mangum est de ces disparus, de ces gens qui manquent. Ses raisons ? La célébrité n’est pas facile à vivre, son nouveau statut d’idole est trop dur à assumer. Il est épuisé par les tournées et les concerts. Jeff Mangum euthanasie Neutral Milk Hotel, il laisse ses amis continuer dans leurs coins, avec The Gerbils, The Olivia Tremor Control ou Elf Power. Mais pour lui, c’est fini. La musique, il la fera de loin, dans l’anonymat. On ne cite plus son nom. Il est présent chez Major Organ and the Adding Machine, mais il se fond dans la masse. Il tourne un peu, pour s’amuser, avec ses amis des Music Tapes, pour ne pas perdre la main. Mais il n’existe plus en tant que Jeff Mangum de Neutral Milk Hotel. Il devient un second couteau d’Elephant 6, son label. Jeff est épuisé nerveusement, alors il disparait.
Puis réapparaitre ensuite, à petite dose, tout doucement. Quelques reprises émergent entre les bootlegs. On s’use les oreilles sur son dernier concert à Auckland, en Nouvelle-Zélande. Chris Knox l’avait invité, il ne pouvait pas refusé. Alors il joue, comme d’habitude, ses chansons. Il explique qu’il était au bout du rouleau, les gens se taisent, hésitent même à applaudir. Jeff lance un froid et désespéré “ce sont des choses qui arrivent, ne vous sentez pas mal pour moi, ça devait arriver, c’est arrivé, tout va bien“. Point final. C’était en 2001. Depuis, on pleure et on attend. On continue de vouer un culte à In The Aeroplane Over The Sea, sans vraiment savoir pourquoi, on continue d’y croire, à un retour du messie de l’indie, de l’homme au cheveux gras et aux pulls de Noël.
En 2009, Chris Knox fait une attaque. Il y passe tout près, à la limite d’y rester, ses amis lui font un disque. Et, Jeff Mangum réapparait. Pour la première fois, on découvre en temps réel une nouvelle chanson de Jeff. Même si ce n’est qu’une reprise de Chris Knox, même s’il n’y a rien de surprenant, de nouveau, c’est la renaissance de l’espoir. Huit ans sans un mot, et Jeff Mangum se rappelle aux cœurs de tous, consolidant par la même occasion son statut de quasi-génie. Cette courte chanson fait trembler les mains et vibrer les yeux de bonheur. Jeff est sorti de la lampe dans laquelle il était enfermé, et commence à exaucer les vœux des fans aussi désespérés que lui.
2011, pour des raisons obscures, Jeff Mangum réapparait complètement. Il revient à la lumière. Il revient sur scène, il chante, avec son inusable guitare les mêmes chansons. Il est le parrain du festival All Tomorrow’s Parties cette année. Il y invite tous ses amis d’Elephant 6 et c’est comme un retour de quinze ans dans le passé. On trépigne d’impatience pour le coffret de rééditions en vinyle. Parce que dedans, il y a des chansons inédites, des titres jamais entendus. C’est comme de l’or, on se prend à rêver, en fermant les yeux, d’enfin entendre du nouveau. Après avoir passé des années à s’enfiler les bootlegs et les albums, à chercher des versions rares et à s’approprier les mots de Neutral Milk Hotel dix ans après leurs sorties, on va enfin pouvoir entendre du neuf. C’est la première fois qu’on peut découvrir réellement. L’émotion est grande. Cinq chansons vraiment nouvelles seulement. Et des concerts auxquelles on prie pour assister.
Pourtant, les chansons sont toujours exactement les mêmes. Les inédits ? Aucune surprise, ce sont des belles chansons qu’on rêvait d’entendre, avec la même émotion, le même phrasé, les mêmes intonations au bord de la fausse note, le même son criard. En concert, Jeff chante sa vie de la même façon, toujours avec la même hargne, mais entre un bootleg de 1997 et sa prestation à Occupy Wall Street il y a quelques mois, il n’y a aucune différence. A part les gens qui chantent en chœurs. Comme une communauté de croyants, dévoués et heureux, touchés par une grâce qu’eux seuls croient voir.
Rien de neuf, toujours les mêmes setlists, avec une cover de Roky Ericson ou de Daniel Johnston intercalé entre les chansons de Neutral Milk Hotel. La force de Jeff Mangum, dans cette histoire, c’est la nostalgie qui va avec ses chansons. La puissance des chansons, c’est le souvenir et l’impatience qui volaient autour. Ces chansons n’ont jamais été en vie que quelques années. Après, elles n’étaient que des souvenirs d’une époque révolue, elles existaient dans un coma confortable, entourées de la fumée aveuglante du mythe.
C’est parce que ses performances ont été fantasmées, que les chansons sont entrées dans les imaginaires, que les voir reprendre vie, presque dix ans après leur mort clinique, avec la même vitalité, la même envie de se répandre loin de l’usure des tournées, que Jeff Mangum n’a jamais perdu son statut d’idole. Un statut de mythe qui l’empêche de se réinventer, de donner plus que ces cinq chansons d’il y a quinze ans. Il est prisonnier de la nostalgie, alors il rejoue les mêmes concerts, encore et encore. Le piège du souvenir s’est refermé au moment même où il est réapparu. Alors, la seule chose que l’on puisse espérer, c’est qu’il disparaisse à nouveau, et qu’on garde son retour éphémère comme un beau souvenir, un souvenir qu’on a vécu plutôt qu’une image fabriquée par la passion.